0km.
Pula.
Au matin je me réveille tranquillement, je ne peux pas m’imaginer partir aujourd’hui et demande à la dame de l’auberge si je peux rester une nuit supplémentaire. À midi, dîner dans un restaurant japonais, une soupe miso et des edamame dont les électrolytes sont le bienvenu. Kirsten, une slacklineuse autrichienne rencontrée hier soir m’invite à les rejoindre à la carrière, où va aussi Mateo. J’y vais à vélo dans l’après-midi.
Lorsque j’arrive, des chiens m’accueillent joyeusement et une vingtaine de personnes en petits groupes vaquent à différentes activités. Certains grimpent sur les murs de roche, il y a des barres de cirque qu’on allume avec du feu aux bouts (vocabulaire technique, j’ai besoin de toi), et Mateo joue à l’accordéon accompagné d’un darbouka. L’atmosphère est très tranquille, sous le soleil qui commence juste à taper. Je rencontre Viktor, un Croate en vacances dans le coin qui vient de Korčula, l’île où je dois passer chercher l’autobiographie d’Elias Canetti, et il me dit de lui récrire lorsque j’y suis. Avec Mateo et un petit groupe de cinq, on monte ensuite vers la highline, et Mateo et Alen nous font une première démonstration.
Un silence de concentration intense s’installe sur toute la carrière. Regards droits devant eux, perchés dans tous les sens du terme sur cette corde étendue entre deux arbres à trente mètres du sol, ils avancent lentement, un pied après l’autre, avec une attention percutante. C’est les hanches et les bras qui font tout le travail d’équilibre, par à la fois des mouvements ridiculement petits et précis, et d’autres plus larges et vastes. Mateo dépose le pied gauche délicatement devant lui, confirme qu’il tient droit, puis commence à soulever l’autre pied pour répéter le mouvement, minutieusement. Brusquement, la corde vire sur la gauche, s’envole, se retend comme un élastique, et un claquement retentit dans la caisse de résonance créé par la carrière. Le corps de Mateo est projeté et ses quatre membres partent dans tous les sens. Il est retenu par la corde de sécurité, et aussi rapidement qu’il est tombé, se tire vers le haut, fait une sorte de pirouette avec le buste et se retrouve assis en équilibre avec une maîtrise parfaite, les yeux déjà pointés vers l’extrémité de la corde, prêt à se mettre debout. Ils s’amusent comme cela une vingtaine de minutes. Quand ils ont terminé, fatigués par la grande demande physique de l’activité, ils reviennent vers le bord, suspendus à l’envers, tête la première, se tirant rapidement avec les mains en succession, on dirait des araignées.
Plus tard, ils me proposent d’essayer la highline, sans me mettre debout évidemment. Je m’attache et me laisse glisser, me tirant avec les bras. À trente mètres du sol, je regarde vers le bas. Dans la tête, j’ai un peu peur au début, mais ensuite je suis plutôt calme, mon cerveau ne sait juste pas trop comment processer ce qui arrive à son corps. Ce dernier, par contre, montre des signes d’alerte; mon cœur bat vite, je transpire des mains, et je commence à trembler. Je me tire jusqu’au centre. J’ai bien contrôlé la qualité du harnais avant de me lancer, et j’ai décidé de lui faire confiance, mais je me rends ensuite compte que l’autre maillon faible dans la chaîne de sécurité sont les arbres et les attaches aux deux bouts de la corde, et que s’ils lâchent, eux, la corde de sécurité ne sert à rien et que m’écraserai contre le mur. Charmant ! Je reviens rapidement, me tirant avec les bras, c’est en effet un exercice plus physique que je ne le pensais.
Kirsten arrive plus tard. Elle nous salue et installe la slackline qui se trouve à côté plus près du sol pour que je puisse m’y entraîner. C’est une sensation addictive, mon état d’esprit change immédiatement lorsque je me mets sur la corde, concentré, et je fais automatiquement attention à ma respiration. Je passe deux heures à m’y amuser, et arrive rapidement à faire trois ou quatre pas. J’admire le cerveau humain, qui apprend tout seul, par tentatives et par erreurs, automatiquement, au fond sans effort. Les Croates sont assis à côté, de temps en temps un d’eux se remet sur la ligne, moi je prends quelques photos. Il y a Marko, qui travaille avec Mateo, lui est un grand fan de voitures. Mais seulement les anciennes, dit-il, car les nouvelles sont bourrées d’électronique. Il possède cinq voitures, s’amuse à les retaper, les changer, les améliorer. Il n’arrête pas de nous montrer différentes vidéos et photos de ses « bébés », ou « mein Schmecken » comme il aime les appeler. Des pots d’échappement qui pètent, des drifts, des modifications excentriques, il a tout fait. Il est venu en quad, et me propose de l’essayer. Il m’apprend à drifter, et je m’amuse à faire des va-et-vient dans la carrière, sur le gravier. Pendant ce temps, Mateo est sur la ligne au-dessus de moi.
On reste là jusqu’au coucher du soleil. Juste après, deux personnes arrivent, ce sont des cyclistes avec leurs bagages, comme moi. Elle est Bulgare, lui Argentin. Elle s’appelle Vesela, un nom qui signifie « joyeux, heureux », et lui… Felix, dont l’origine du nom a la même signification, mais dans une souche de langue différente. Une belle coïncidence. Ils habitent tous les deux en Allemagne et sont partis de Ljubljana pour quelques semaines. Ils font un tour de test pour un grand voyage à vélo qu’ils comptent faire l’année prochaine. Je prends leur numéro, on pourra peut-être rouler ensemble demain, puisqu’on va dans la même direction. Ils plantent leur tente près de la highline. Il commence à se faire tard, et je rentre à vélo, mange, puis me coucher.