15km, 0h50.
Ca’ Noghera.
Checkout de l’hôtel le matin, puis je retourne à Venise en bus. Je me promène comme hier, j’apprends que pour visiter ce que je voulais, il faut des réservations. Au diable. Je reviendrai mieux organisé. Je trouve une librairie, cherchant l’autobiographie d’Elias Canetti. Je vais de librairie en librairie, guidé par le dernier. Je trouve le bouquin mais en italien. À midi, je me déplace vers Campo Santa Margherita pour manger. J’écris à Veronica, qui arrive bientôt, et soudainement je la vois me faire des signes de l’autre côté de la rue. Alessandro et elle mangeaient juste en face! Je les rejoins, on mange ensemble, puis à 14h on va à la conférence Save Soil de Sadhguru, qui se passe dans la belle église Santa Margherita, reconvertie en auditorium pour l’université. Le projet de Sadhguru, c’est de parcourir trente milles kilomètres en cent jours, de Londres à l’Inde, sur sa moto (une impressionnante BMW qui en jette) en solo. Il s’arrête dans les villes pour parler de Save Soil, ce pourquoi on est là aujourd’hui. Seul Veronica a un billet. On va tenter de demander s’il reste des places vacantes lorsque tout le monde est entré. Ils nous disent que ce n’est malheureusement pas possible. Je dis de quand même attendre devant, on ne sait jamais. Après une demi-heure, tout le monde a pris sa place à l’intérieur, et une dame ouvre la porte pour nous faire entrer en tant qu’extra. Je suis très content, ce n’est bien pas la première fois que cette situation arrive. Ils refusent catégoriquement, mais c’est pour faire fuir ceux qui ne sont pas assez déterminés. En patientant assez, on débloque souvent un véritable autre mode, qui ne se dévoile qu’après avoir dépassé un certain temps d’attente. On nous demande de monter, on se retrouve dans les galleries, presque comme une loge privée ! On a la vue sur l’auditoire et la scène, et on trouve qu’on a les meilleures places! Certes avec du regard, Sadhguru arrive bientôt, acclamé fortement par les plus fanatiques. On dirait bien qu’il ne s’est pas changé après être arrivé en moto. Il porte des grosses chaussures vulgaires et un accoutrement par-dessus lequel il a passé une jaquette sur lequel est écrit le nom de la conférence. Il porte aussi des lunettes d’aviateurs sombres, et avec sa magique barbe blanche, il a un look inédit.
Le panel commence à discuter et Sadhguru répond, toujours avec sa sagesse profonde qui mêle philosophie de l’ouest et de l’est. La discussion, qui commence avec la question du sol et du climat, finit souvent par avoir une réponse fondamentalement humaine, spirituelle, sur notre manière de vivre, des aspects philosophiques à propos de l’être, le paraître, les possessions matérielles, et tout notre style de vie. La question de la sauvegarde de l’environnement et du changement climatique semble intimement lié à un problème spirituel de l’être humain. On parle de l’oppression des femmes. La Terre Mère, Gaia, peut-elle être mieux entretenue si on ramène en avant la féminité en nous et dans la société? J’ai aimé la discussion, surtout pour les paroles de Sadhguru, dont la philosophie de vie me parle toujours.
Le demande du mouvement Save Soil est un changement de politique pour obliger un minimum de 3 à 6 pourcent de contenu organique dans les terres agricoles, ce qui est selon eux le taux nécessaire à un sol sain et durable, qui permettra d’éviter les futures problèmes socio-économiques liés à la production de nourriture et réduira le réchauffement climatique.
À la fin de la conférence, on essaie d’avoir une photo avec Sadhguru, encore sur scène. Mais il est difficilement approachable. Bientôt, il sort de la salle, et un mouvement de fans le suit. Avec Alessandro, on est survoltés à l’idée d’essayer d’avoir un selfie. La foule s’amasse autour de lui, on se faufile le mieux qu’on puisse, brandissant nos téléphones. Alessandro joue le jeu aussi bien que moi. On réussit à s’approcher au mieux à un mètre du guru.
Il entre ensuite dans sa gondole, peinard, pour être transporté vers un vaporetto. Des grands au revoirs sont criés, et la barque s’éloigne lentement. Je pense que c’est fini, mais soudain Veronica croise sa prof de yoga, aussi membre du mouvement, qui nous lance hâtivement de la suivre. On commence à courir, Alessandro et moi ne savons pas où nous allons, c’est la course à travers la ville, on se trompe même de route, apparemment, et on fait demi-tour. On est en train de crier des mots en italien à tue-tête, fous d’une énergie dont on ne connaît au fond même pas la raison. En arrivant à un autre pont, on apprend que Sadhguru va naviguer par là, et un petit groupe l’attend pour le voir passer. On se passe des pancartes et des drapeaux au slogan Save Soil. On est maintenant dans une toute autre partie de la ville, mais ils recommencent soudainement à chanter haut et fort le refrain de Save Soil; lalalala lala lalaï, lalala lala la la laï, et soudain la gondole de Sadhguru apparaît au loin. C’est des cris de joie, il est de nouveau acclamé. Lorsqu’il passe sous le pont sur lequel onnl se trouve, on court tous de l’autre côté pour le voir ressortir par au-dessus, et il s’éloigne ensuite, parti. Ils vont continuer de le suivre, mais il se fait tard et je dois encore retourner à Mestre chercher mon vélo et rouler un peu. Je leur dis au revoir, et marche jusqu’à la Piazzale Roma pour prendre le bus. À l’hôtel, je me change, prépare mon vélo, le monte, et sors de Venise. Pédaler m’avait manqué, déjà. Malgré que je m’amusais beaucoup à Venise, et que l’expérience de m’arrêter à un lieu fixe me plaît, je suis très content de reprendre la route. Le changement de rythme me ressource, et je suis fin prêt pour un peu de pédalage.
Ils avaient annoncé de la pluie toute la nuit, ce qui m’avait inquiété pour camper, mais il ne pleut pas au moment de partir de l’hôtel. Je roule un petit moment, il est déjà tard et je décide de demander à la première personne que je vois uj bout de jardin. Je vois bientôt une dame, qui fume dans son jardin, lui demande, et elle m’indique l’église du village, pas loin. J’y vais, ça a l’air tranquille et sûr. C’est dans un petit village, et je peux facilement plus ou moins cacher ma tente derrière le bâtiment. Il fait déjà presque nuit, et je trouve bien plus facile de monter le campement à cette heure-ci. J’ai l’impression d’y avoir un droit plus légitime, et de pouvoir plus facilement me justifier s’il y avait un problème – avec la police par exemple. J’arrive la nuit, et je repars le matin tôt. À l’aise, je monte la tente. En plus, il fait plutôt bon. Grâce aux nuages qui couvrent le ciel, la température descend moins bas la nuit, ce qui est génial pour moi en cette saison. Je ne crève pas de froid en montant la tente, et je peux après cela me balader en jaquette! Révolutionnaire!
Je remarque un énorme bloc rectangulaire lumineux et marche dans sa direction. C’est le Casino de Venise. Je m’en approche, voit l’entrée, et curieux, demande au videur si je peux entrer habillé comme je le suis, jaquette Quechua et pantalons de randonnée avec des baskets Goretex. Il me dit qu’il n’y a pas de soucis, j’entre donc, et à la caisse je demande le montant minimum pour entrer. C’est 10 euros, ça tombe bien, j’ai 20 euros dans ma poche. J’entre donc et l’on me donne un unique jeton. Je fais un tour du casino, l’ambiance y est glauque. Sans aucune fenêtre, seule la lumière artificielle éclaire faiblement l’espace de jeu, où des joueurs qui paraissent tous aussi blasés les uns que les autres, sans émotion, fixent quelque chose intensément, que ça soit les mains d’un dealer ou une bille qui tourne sur la table de roulette. La majorité des joueurs sont chinois. Ils sortent des billets de 100 euros à tout va, comme si leur porte-monnaie en contenait une quantité illimitée. Ils misent des dizaines de jetons sur toute la table, à chaque tour, s’ils perdent, ils relancent un billet de 100 euros. J’essaie de demander à plusieurs joueurs s’ils parlent l’anglais, mais on me rejette à chaque fois sèchement et on m’ignore. Ici, pas de convivialité ou de partage, c’est chacun pour soi et on est là avec comme seul but de s’enrichir. Après avoir observé les différentes tables, je décide donc d’en faire autant et m’approche d’un jeu de roulette où se trouvent trois autres joueurs. On m’apprend qu’avec mon jeton de dix, je ne peux pas miser sur une couleur et doit viser les chiffres. Je pose mon précieux jeton sur le coin qui touche les numéros 27-28-31-32 et le dealer fait un petit geste de sa main qui doit m’indiquer que je ne peux plus retirer ma pièce. Alea jacta est! Puis il saisit la bille blanche et tourne la roulette. Les autres joueurs ne font même pas attention au lancé, ils se déplacent en attendant à une autre table ou regardent négligemment leurs jetons, tête baissée, le regard vide. Moi, c’est toute ma fortune du soir qui est en jeu. La bille s’est séparé du bord et commence à ricocher erratiquement dans le bol, sautillant en faisant un petit bruit qui fait vibrer mon cœur à chaque fois. Plus rien ne peut changer le destin, c’est tellement excitant! Pour un court instant je vois le chat de Schrödinger flasher devant mes yeux. Puis la bille s’immobilise enfin, et c’est le numéro 22. Manque de chance, j’ai tout perdu. Je me console avec un sandwich vénitien au bar, puis retourne sous ma tente.