68km, 4h04.
Belsh, Kuçovë, Berat.
Réveillé par Besi à six heures trente, on m’offre un thé au citron avant mon départ sur la route à sept heures tapantes, de bonne heure pour éviter au mieux l’ardeur du soleil. Je passe par des régions rurales sur des routes de campagne et ai la chance d’admirer la vie albanaise traditionnelle dans toute son authenticité. Les villageois se réveillent et partent travailler dans les champs. Aux charrettes tirées par des ânes, les hommes tiennent fièrement les cordes, debout, cigarettes aux lèvres. Quand ce sont des femmes, elles préfèrent marcher à côté. Le long d’une ancienne voix de chemin de fer, des petits groupes d’hommes s’occupent à la première coupe d’herbe du printemps avec des grands mouvements de kosë (la faux), alors que d’autres sont encore assis aux tables d’un café, lieu qui reste encore majoritairement patriarcal à ces heures matinales, à se réveiller grâce à leur boisson de graines noires moulues. Dans les villages, les enfants accompagnés ou pas d’une maman rejoignent l’école et gaspillent un peu de leur nouvelle énergie quotidienne dans les cours de récréation de celles-ci, courant jusqu’au grillage à la vue des sacs jaunes pétant de mon vélo pour entraîner leur anglais débutant avec des « hello » et des « where are you from? ». Toute une vie qui s’active. Dans les champs de foin, les paysans mécanisés crachent des bottes de foin parallélépipédiques pendant que les autres construisent leurs meules coniques, perchés sur celles-ci avec une fourche. Les abords de routes témoignent d’une pauvreté persistante, qui s’enlise et dure depuis des années: bâtisses de briques en ruine, constructions de bétons abandonnées avant leur achèvement, des tas de débris accumulés puis délaissés, des briques, des pierres, des parties de véhicules voire des véhicules entiers, des déchets divers.
À Kuçovë, champ d’exploitation de pétrole érigé de têtes de cheval et de leur pylône à perte de vue. Certains tournent encore de leur lent va-et-vient.
Puis, j’arrive doucement à Berat.
On surnomme Berat la ville aux milles fenêtres, et il suffit de faire un pas dans un de ses deux anciens quartiers pour comprendre pourquoi: sur les deux rives de la rivière Osumi, les maisons en pierres construites sur les reliefs ondulés des collines sont toutes composées de longues rangées de fenêtres, typiques du style turc. On se trouve dans une des plus vieilles villes d’Albanie et l’influence Ottomane se perçoit dans toute l’architecture de la ville, et rend les ballades à travers cette dernière pittoresques.
En arrivant dans la ville à vélo, je traverse le pont piéton Gorica, construit par les Ottomans au XVIIIè siècle pour relier les deux parties de la ville, et rejoins le quartier orthodoxe éponyme pour prendre un lit dans l’auberge de jeunesse Maya, qui m’a été recommandée par Ilir. Dortoir de quatre lits contenant des rideaux séparateurs qui sont toujours appréciés, casiers volumineux, réfrigérateurs, salle de bain privative à la chambre; une bonne petite auberge qui est par chance calme aujourd’hui. Après une douche salvatrice, je sors manger au petit restaurant traditionnel Eni au bout de la rue. Le serveur fort sympathique est fier de m’apprendre que sa maman cuisine professionnellement depuis quarante ans et a été la cheffe officielle du gouvernement communiste du pays, et mes papilles gustatives confirment à la première bouchée cet ethos. J’ai pris l’assiette de légumes qui se présente sous la forme d’une moussaka absolument incroyable aux patates aussi tendres que les meilleurs souvenirs d’enfance, des poivrons farcis au riz qui me font voir des couleurs dont je ne soupçonnais même pas l’existence, et des courgettes grillées à la perfection. Du pain versé d’huile d’olive de Berat accompagne ce met parfait et je commande un jus d’orange-pomme-carotte rafraîchissant pour compléter mon repas. Une des meilleures cuisines traditionnelles albanaises que j’ai goutées jusqu’à présent.
Je repasse ensuite le pont Gorica qui me mène dans l’ancien quartier musulman, Mangalem, que je traverse en suivant la rivière jusqu’au centre pour visiter la mosquée de plomb datant du XVIè siècle, de ses murs de pierres et son grand dôme turquoise dont on devine le matériel. À quelques pas, en face de la place, j’entre dans l’église orthodoxe plus récemment construite. Il faut que je lise des livres d’architecture car je remarque de plus en plus d’éléments dont j’aimerais pouvoir parler et décrire, et que je souhaiterais comprendre. L’iconostase en bois au fond de l’église est couverte de symboles dans des merveilleux motifs: basiliques, vignes, fleurs de vignes. Au-dessus, des colombes sculptées en bois soutiennent par leur bec des encensoirs.
Je continue ma marche jusqu’à un énorme bâtiment que j’apercevais depuis la rivière. Je découvre avec une légère déception que ce n’est rien de plus qu’un hôtel cinq étoiles au nom de Colombo. J’apprends plus tard avec plus de joie que c’était auparavant une université, avant de re goûter à ma déception qui s’accentue encore lorsque je me rends compte que cela signifie que les cerveaux fuient la ville et le pays, comme on me l’expliquera plus tard.
J’entre quelques minutes dans la bibliothèque de la ville, qui a un large rayon de livres francophones, puis passe devant le monument commémoratif de Robert Schuman.
Je me pose ensuite au café Gimi pour écrire et attendre que la chaleur s’atténue pour survivre à l’ascension jusqu’au château, qui domine la ville derrière le quartier Mangalem. Lors de l’ascension qui se fait par un sentier escarpé, j’ai une belle vue sur les mille fenêtres de la ville. Au sommet, je découvre à l’intérieur des murailles tout un petit village où se trouvent quelques maisons habitées, des guesthouses, restaurants et boutiques de draps crochetés qu’on tente désespérément de me vendre.
L’intérieur du château est plutôt bien préservé pour son histoire chamboulesque et les multiples guerres qui l’ont fait assiégé depuis sa construction, dont la grosse partie date du XVIIIème siècle. Mosquée rouge, mosquée blanche. Église de la Sainte Trinité; ses éléments byzantins et sa construction devant le paysage surplombé la rende extrêmement mignonne et esthétique.
Devant, je rencontre Isabelle et Eline, mère et fille françaises en voyage en Albanie pour deux semaines. Eline étudie le droit européen et m’apprend beaucoup de choses sur la ville et le pays. Elles ont entendu des locaux une histoire différente sur la cohabitation des différentes religions dans le pays: apparemment, alors qu’en surface, orthodoxes, musulmans et catholiques ont l’air de s’entendre et que leurs lieux de cultes sont construits parfois côte à côte, il y aurait quelques tensions, même si elles ne sont pas importantes. On partage nos expériences du pays et on s’accorde sur sa beauté.
Après une longue discussion intéressante, il est temps d’aller manger et je redescends la colline pour manger sur le Bulevardi Republika, grande allée au centre-ville. En journée, la rue était quasiment vide, mais le soir, elle s’anime et on ne peut presque plus s’y déplacer: résidents locaux et touristes viennent y flâner et se retrouver. Des vieux jouent aux échecs sous les arbres et il y a même un nom pour l’activité de s’asseoir à une des tables et de regarder les passants: le giro. Activité à laquelle je m’adonne devant un fërgesë, avant de me demander si elle n’a pas une origine sexiste machiste et de ressentir une légère honte sous le coup du doute. J’observe amusé les jeunes faire des aller-retours sur les deux-trois centaines de mètres du boulevard: groupes d’hommes et groupes de femmes marchent et se croisent en se jetant des regards furtifs, séducteurs, énonciateurs, questionneurs, et lorsqu’ils arrivent au bout de la rue, font subitement demi-tour et repartent pour un aller et tenter leur chance de nouveau. C’est un véritable brassage continu bidirectionnel, émulateur, potentiellement créateur de couple et de vie. Magnifique.
Je retourne ensuite à l’auberge de jeunesse, ou plutôt au bar à cocktail sur le rooftop d’à côté, qui est tenu par le même propriétaire. J’y retrouve les quelques gens de l’auberge et on passe la fin de soirée ensemble. Morgane, une des volontaires, a les émotions chamboulées car d’autres volontaires avec qui elle travaille depuis quelques semaines partent demain. Après quelques shots de raki, elle est en train de chanter à tue-tête des chansons françaises au milieu de l’assemblée. Plus tard, on éteint les lumières, et sur des airs de jazz-hip-hop de Anderson Paak, Morgane observe les étoiles et nous dit à quel point elle se sent petite et pas importante en imaginant la taille de l’univers. Je dis: « You’re nothing for the stars, but you’re a lot for us », réveillant soudainement mon esprit aphoristique, et on note cette phrase poétique qui serait un bon message d’accueil à l’entrée d’une maison ou d’un autre lieu d’accueil.