Vendredi 27 mai 2022

68km, 4h04.

Belsh, Kuçovë, Berat.

RĂ©veillĂ© par Besi Ă  six heures trente, on m’offre un thĂ© au citron avant mon dĂ©part sur la route Ă  sept heures tapantes, de bonne heure pour Ă©viter au mieux l’ardeur du soleil. Je passe par des rĂ©gions rurales sur des routes de campagne et ai la chance d’admirer la vie albanaise traditionnelle dans toute son authenticitĂ©. Les villageois se rĂ©veillent et partent travailler dans les champs. Aux charrettes tirĂ©es par des Ăąnes, les hommes tiennent fiĂšrement les cordes, debout, cigarettes aux lĂšvres. Quand ce sont des femmes, elles prĂ©fĂšrent marcher Ă  cĂŽtĂ©. Le long d’une ancienne voix de chemin de fer, des petits groupes d’hommes s’occupent Ă  la premiĂšre coupe d’herbe du printemps avec des grands mouvements de kosĂ« (la faux), alors que d’autres sont encore assis aux tables d’un cafĂ©, lieu qui reste encore majoritairement patriarcal Ă  ces heures matinales, Ă  se rĂ©veiller grĂące Ă  leur boisson de graines noires moulues. Dans les villages, les enfants accompagnĂ©s ou pas d’une maman rejoignent l’école et gaspillent un peu de leur nouvelle Ă©nergie quotidienne dans les cours de rĂ©crĂ©ation de celles-ci, courant jusqu’au grillage Ă  la vue des sacs jaunes pĂ©tant de mon vĂ©lo pour entraĂźner leur anglais dĂ©butant avec des « hello Â» et des « where are you from? Â». Toute une vie qui s’active. Dans les champs de foin, les paysans mĂ©canisĂ©s crachent des bottes de foin parallĂ©lĂ©pipĂ©diques pendant que les autres construisent leurs meules coniques, perchĂ©s sur celles-ci avec une fourche. Les abords de routes tĂ©moignent d’une pauvretĂ© persistante, qui s’enlise et dure depuis des annĂ©es: bĂątisses de briques en ruine, constructions de bĂ©tons abandonnĂ©es avant leur achĂšvement, des tas de dĂ©bris accumulĂ©s puis dĂ©laissĂ©s, des briques, des pierres, des parties de vĂ©hicules voire des vĂ©hicules entiers, des dĂ©chets divers.

À KuçovĂ«, champ d’exploitation de pĂ©trole Ă©rigĂ© de tĂȘtes de cheval et de leur pylĂŽne Ă  perte de vue. Certains tournent encore de leur lent va-et-vient.

Puis, j’arrive doucement à Berat.

On surnomme Berat la ville aux milles fenĂȘtres, et il suffit de faire un pas dans un de ses deux anciens quartiers pour comprendre pourquoi: sur les deux rives de la riviĂšre Osumi, les maisons en pierres construites sur les reliefs ondulĂ©s des collines sont toutes composĂ©es de longues rangĂ©es de fenĂȘtres, typiques du style turc. On se trouve dans une des plus vieilles villes d’Albanie et l’influence Ottomane se perçoit dans toute l’architecture de la ville, et rend les ballades Ă  travers cette derniĂšre pittoresques.

En arrivant dans la ville Ă  vĂ©lo, je traverse le pont piĂ©ton Gorica, construit par les Ottomans au XVIIIĂš siĂšcle pour relier les deux parties de la ville, et rejoins le quartier orthodoxe Ă©ponyme pour prendre un lit dans l’auberge de jeunesse Maya, qui m’a Ă©tĂ© recommandĂ©e par Ilir. Dortoir de quatre lits contenant des rideaux sĂ©parateurs qui sont toujours apprĂ©ciĂ©s, casiers volumineux, rĂ©frigĂ©rateurs, salle de bain privative Ă  la chambre; une bonne petite auberge qui est par chance calme aujourd’hui. AprĂšs une douche salvatrice, je sors manger au petit restaurant traditionnel Eni au bout de la rue. Le serveur fort sympathique est fier de m’apprendre que sa maman cuisine professionnellement depuis quarante ans et a Ă©tĂ© la cheffe officielle du gouvernement communiste du pays, et mes papilles gustatives confirment Ă  la premiĂšre bouchĂ©e cet ethos. J’ai pris l’assiette de lĂ©gumes qui se prĂ©sente sous la forme d’une moussaka absolument incroyable aux patates aussi tendres que les meilleurs souvenirs d’enfance, des poivrons farcis au riz qui me font voir des couleurs dont je ne soupçonnais mĂȘme pas l’existence, et des courgettes grillĂ©es Ă  la perfection. Du pain versĂ© d’huile d’olive de Berat accompagne ce met parfait et je commande un jus d’orange-pomme-carotte rafraĂźchissant pour complĂ©ter mon repas. Une des meilleures cuisines traditionnelles albanaises que j’ai goutĂ©es jusqu’à prĂ©sent.

Moussaka, poivron farci et aubergines.

Je repasse ensuite le pont Gorica qui me mĂšne dans l’ancien quartier musulman, Mangalem, que je traverse en suivant la riviĂšre jusqu’au centre pour visiter la mosquĂ©e de plomb datant du XVIĂš siĂšcle, de ses murs de pierres et son grand dĂŽme turquoise dont on devine le matĂ©riel. À quelques pas, en face de la place, j’entre dans l’église orthodoxe plus rĂ©cemment construite. Il faut que je lise des livres d’architecture car je remarque de plus en plus d’élĂ©ments dont j’aimerais pouvoir parler et dĂ©crire, et que je souhaiterais comprendre. L’iconostase en bois au fond de l’église est couverte de symboles dans des merveilleux motifs: basiliques, vignes, fleurs de vignes. Au-dessus, des colombes sculptĂ©es en bois soutiennent par leur bec des encensoirs.

Le pont Gorica.
Une bicyclette.
Le quartier Gorica.
Le mĂȘme quartier Gorica.
La mosquée de plomb.
L’église orthodoxe.
Son iconostase.

Je continue ma marche jusqu’à un Ă©norme bĂątiment que j’apercevais depuis la riviĂšre. Je dĂ©couvre avec une lĂ©gĂšre dĂ©ception que ce n’est rien de plus qu’un hĂŽtel cinq Ă©toiles au nom de Colombo. J’apprends plus tard avec plus de joie que c’était auparavant une universitĂ©, avant de re goĂ»ter Ă  ma dĂ©ception qui s’accentue encore lorsque je me rends compte que cela signifie que les cerveaux fuient la ville et le pays, comme on me l’expliquera plus tard.

L’hîtel Colombo, un petit air de Maison blanche.

J’entre quelques minutes dans la bibliothĂšque de la ville, qui a un large rayon de livres francophones, puis passe devant le monument commĂ©moratif de Robert Schuman.

Dans la bibliothĂšque de la ville.
Le Bulevardi Republika de jour.

Je me pose ensuite au cafĂ© Gimi pour Ă©crire et attendre que la chaleur s’attĂ©nue pour survivre Ă  l’ascension jusqu’au chĂąteau, qui domine la ville derriĂšre le quartier Mangalem. Lors de l’ascension qui se fait par un sentier escarpĂ©, j’ai une belle vue sur les mille fenĂȘtres de la ville. Au sommet, je dĂ©couvre Ă  l’intĂ©rieur des murailles tout un petit village oĂč se trouvent quelques maisons habitĂ©es, des guesthouses, restaurants et boutiques de draps crochetĂ©s qu’on tente dĂ©sespĂ©rĂ©ment de me vendre.

Nouvelle ville depuis le chĂąteau.
Une cheminée dans le chùteau.

L’intĂ©rieur du chĂąteau est plutĂŽt bien prĂ©servĂ© pour son histoire chamboulesque et les multiples guerres qui l’ont fait assiĂ©gĂ© depuis sa construction, dont la grosse partie date du XVIIIĂšme siĂšcle. MosquĂ©e rouge, mosquĂ©e blanche. Église de la Sainte TrinitĂ©; ses Ă©lĂ©ments byzantins et sa construction devant le paysage surplombĂ© la rende extrĂȘmement mignonne et esthĂ©tique.

Église de la Sainte TrinitĂ©.

Devant, je rencontre Isabelle et Eline, mĂšre et fille françaises en voyage en Albanie pour deux semaines. Eline Ă©tudie le droit europĂ©en et m’apprend beaucoup de choses sur la ville et le pays. Elles ont entendu des locaux une histoire diffĂ©rente sur la cohabitation des diffĂ©rentes religions dans le pays: apparemment, alors qu’en surface, orthodoxes, musulmans et catholiques ont l’air de s’entendre et que leurs lieux de cultes sont construits parfois cĂŽte Ă  cĂŽte, il y aurait quelques tensions, mĂȘme si elles ne sont pas importantes. On partage nos expĂ©riences du pays et on s’accorde sur sa beautĂ©.

La mĂȘme Ă©glise aprĂšs la rencontre.

AprĂšs une longue discussion intĂ©ressante, il est temps d’aller manger et je redescends la colline pour manger sur le Bulevardi Republika, grande allĂ©e au centre-ville. En journĂ©e, la rue Ă©tait quasiment vide, mais le soir, elle s’anime et on ne peut presque plus s’y dĂ©placer: rĂ©sidents locaux et touristes viennent y flĂąner et se retrouver. Des vieux jouent aux Ă©checs sous les arbres et il y a mĂȘme un nom pour l’activitĂ© de s’asseoir Ă  une des tables et de regarder les passants: le giro. ActivitĂ© Ă  laquelle je m’adonne devant un fĂ«rgesĂ«, avant de me demander si elle n’a pas une origine sexiste machiste et de ressentir une lĂ©gĂšre honte sous le coup du doute. J’observe amusĂ© les jeunes faire des aller-retours sur les deux-trois centaines de mĂštres du boulevard: groupes d’hommes et groupes de femmes marchent et se croisent en se jetant des regards furtifs, sĂ©ducteurs, Ă©nonciateurs, questionneurs, et lorsqu’ils arrivent au bout de la rue, font subitement demi-tour et repartent pour un aller et tenter leur chance de nouveau. C’est un vĂ©ritable brassage continu bidirectionnel, Ă©mulateur, potentiellement crĂ©ateur de couple et de vie. Magnifique.

Je retourne ensuite Ă  l’auberge de jeunesse, ou plutĂŽt au bar Ă  cocktail sur le rooftop d’à cĂŽtĂ©, qui est tenu par le mĂȘme propriĂ©taire. J’y retrouve les quelques gens de l’auberge et on passe la fin de soirĂ©e ensemble. Morgane, une des volontaires, a les Ă©motions chamboulĂ©es car d’autres volontaires avec qui elle travaille depuis quelques semaines partent demain. AprĂšs quelques shots de raki, elle est en train de chanter Ă  tue-tĂȘte des chansons françaises au milieu de l’assemblĂ©e. Plus tard, on Ă©teint les lumiĂšres, et sur des airs de jazz-hip-hop de Anderson Paak, Morgane observe les Ă©toiles et nous dit Ă  quel point elle se sent petite et pas importante en imaginant la taille de l’univers. Je dis: « You’re nothing for the stars, but you’re a lot for us Â», rĂ©veillant soudainement mon esprit aphoristique, et on note cette phrase poĂ©tique qui serait un bon message d’accueil Ă  l’entrĂ©e d’une maison ou d’un autre lieu d’accueil.

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