54km, 3h45.
Brestova, Cres.
Réveillé une première fois par les bruits de perceuse des travaux de la maison d’en face, et ensuite par la bonne odeur de la cuisine de Sanja, qui me prépare du broccoli frit et des œufs durs à emmener avec moi. On mange du pain avec du beurre et sa propre confiture, aux figues et au kiwi, pendant qu’elle prépare un plateau de café et de biscuits pour les travailleurs qui vont réparer sa fenêtre. Elle rempli aussi mon flacon d’huile d’olive, qui était vide. On va ensuite rapidement boire un thé au Velo Kafe (« grand café ») sur la place à l’entrée de la vieille ville. En chemin, on croise plusieurs personnes qu’elle salue. Sanja est née ici, puis elle a bougé à Belinzone en Suisse à l’âge de vingt ans. Elle y est restée plus longremps que prévu à cause de la guerre qui avait lieu en Croatie, et aujourd’hui elle revient dès qu’elle peut à Labin, à la maison familiale. Elle vit à cheval entre les deux cultures et me parle de leurs différences, notamment au niveau communautaire. À Labin, tout le monde s’entraide, s’occupe de chacun, se donne des biens et des services. La voisine s’est notamment occupée de la maman de Sanja en fin de vie comme d’une sœur. En Suisse, les gens sont individuelles, c’est du chacun-pour-soi, il y a une froideur sociale car tout s’achète et s’échange avec l’argent. Elle préfère la vie sociale en Croatie, ce qui me paraît évident quand je vois le cercle sociale qu’elle a juste en descendant une rue de la ville. Après le café, on se dit au revoir à la muraille et je repars à vélo sous un beau soleil.
Sanja m’a donné l’horaire des ferry pour l’île de Cres, qui partent de Brestova, et j’essaie d’y être pour 13h30, sinon il faut attendre le prochain trois heures plus tard. Sur la route, je débouche à un moment sur le paysage d’un plateau qui contient une large forêt que je surplombe, dont les arbres aux multiples nuances de vert ressemblent à des petits coups de pinceaux jetés dans la scène, et une petite colline à l’arrière fait office d’arrière-plan. Je dois descendre dans cette peinture jusqu’au niveau de la mer, puis remonter la colline adjacente. Ça prend plus de temps que je le prévoyais d’après la carte, et j’arrive à Brestova une quinzaine de minutes seulement avant le départ du ferry. Je place mon vélo contre un mur et sort une banane pour profiter de manger, quand je remarque des cyclistes sur ma gauche, et reconnaît Vesela et Felix ! Je m’approche en hâte, je suis bien content de finalement les avoir rattrapé. Ils ont dormi vers Raša, là où je suis passé et où j’ai rencontré Sanja, mais je ne les y ai pas vu. Il y a aussi un autre cycliste, Natt, qui attend le ferry, lui a un vélo bike packing, un VTT avec un montage ultra-léger, sans sacs latéraux, ce qui lui permet de faire des routes bien plus rocheuses et d’aller bien plus vite que nous bike tourers. Il a plusieurs sponsors et se déplace avec appareil photo professionnel, trépied, drone, il a la totale et a l’air très connecté. Il est Anglais et a pris l’avion jusqu’à Ljubljana pour faire quelques jours de vélo. Le ferry arrive bientôt, on monte tous les quatre suivi d’une vingtaine de voitures. Sur le pont, on mange le broccoli frit, délicieux, et Natt fait voler son drone qu’il a failli perdre à cause du vent et de la vitesse du bâteau. Arrivés sur l’île de Cres, Natt connecte des appareils dans tous les sens pendant qu’un bip sort de son sac à dos, puis nous laisse. Vesela travaillait dans un atelier de réparation de vélo en Allemagne, et elle réussit à réparer mon guidon et resserrer mes freins avant que l’on commence aussi la longue montée dans l’île.
Il y a très peu d’habitants et de village sur l’île (du moins cette partie là, au nord), qui est recouverte d’arbres, et une route la traverse d’un bout à l’autre. Il y a très peu de voiture, ce qui est agréable pendant que l’on morfle sous le soleil cuisant. Felix a ôté son t-shirt. C’est bien plus plaisant de faire une longue montée accompagné: je suis naturellement plus motivé, on se suit, chacun tantôt prenant la tête du modeste peloton, on admire ensemble l’impressionnante vue, on partage notre nourriture, nos fruits et notre chocolat, et les blagues échangées donnent une énergie naturelle aux muscles.
On finit par arriver au sommet de la montée, suivi d’une belle descente. À l’avant, on voit la route serpenter magnifiquement à travers l’île couverte de forêt, sur le versant ouest sur lequel on se trouve, pendant que l’on descend à plus de quarante kilomètres à l’heure. La route est déjà magnifique, et soudainement c’est comme si les Ouréa avaient écartelé la partie de montagne qui nous bouchait la vue, et le paysage s’ouvre majestueusement sur l’île de Krk, à l’est, ainsi que la côte dalmatienne et l’impressionnante chaîne de montagne Velebit, dans une peinture à l’ordre de grandeur inimaginale. J’en ai un orgasme visuel pendant que mon corps est traversé de frissons et que ma langue ne peut s’empêcher de crier des « waouh » et des jurons que je m’étais interdit d’utiliser il y a bien longtemps. On prend une pause là, et je décide de peler et partager mon pamplemousse, récompense des dieux, fruit de notre terre (bien que pas celle locale).
On continue la route qui descend, puis nos chemins se séparent: eux continuent pour le village de Cres puis le reste de l’île, alors que moi je compte prendre un ferry pour Krk à l’est. On se dit adieu et je continue seul.
Je ne sais toujours pas si je vais prendre le ferry ce soir ou demain matin, il me faut un endroit où dormir, et en suivant un sentier assez sauvage après être sorti de la route, je tombe sur une petite clairière qui ressemble à un coin de paradis. Sous les lumière dorées d’un soleil couchant, le sentier pétille de la vive couleur jaune de centaines d’euphorbes, et des dizaine de moutons broutent paisiblement l’herbe en bêlant joyeusement. Au sol, un grand mandala en pierre m’invite, devant un bel arbre et une vue qui donne sur la mer et le nord de la Dalmatie. Je prends immédiatement la décision de camper là. En plus, c’est plutôt bien caché, et avec le peu de gens qu’on a croisé aujourd’hui sur l’île, je suis sûr que je n’aurai aucun problème.
Je monte la tente, cuisine de la polenta et un poivron rouge et des oignons verts, mange deux haribos à la réglisse, puis range mes affaires avant qu’il fasse nuit. Rassurant et agréable. Je fais ensuite du stretching en contemplant la vue. Mis à part des bêlements qui se font de plus en plus distant, il y a un silence complet. J’observe ensuite la Dalmatie s’allumer et commencer à scintiller, je vois aussi Rijeka au loin sur la gauche. De Krk, un des derniers ferrys s’avance lentement vers Cres, ses lumières reflétant doucement sur l’eau d’un bleu calme profond. Il fait rapidement nuit et je me réfugie dans ma tente. Je me sens plutôt en sécurité ici, principalement grâce au mandala qui me protège.
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