Adıyaman

Septembre 2022

En partant de Gölbaşı le matin, j’hésitais encore entre passer par la ville d’Adıyaman ou camper sur les rives du lac d’Atatürk, un énorme réservoir mandelbrotoïde créé en 1992 sur l’Euphrate. En pédalant ce jour-là, mon intuition me souffla de passer par Adıyaman. Arrivé aux abords de la ville, je commença à observer des bâtiments plutôt hauts (cela signifie: jusqu’à huit ou neuf étages) à l’architecture moderne et j’eu l’impression de retrouver la civilisation, ce qui fût une sensation grandement soulageante et réconfortante après les derniers jours à travers les montagnes. Après avoir pris un hôtel, j’allais marcher à la recherche de mes premières impressions de la ville.

Rencontre avec les étudiants locaux

En rentrant de mon dîner, je suis passé devant une vitrine contenant une grande étagère de livres qui attira mon attention. En regardant à travers les espaces entre les bouquins, j’apercevais un groupe de personnes concentrées sur leur travail en silence, dans cette atmosphère de calme apparent toujours troublé d’un discret mouvement d’excitation anxieuse et d’instabilité si caractéristique des espaces de travail. Juste devant, sur le bord du trottoir, un petit groupe qui prenait une pause çay bondit soudain pour me saluer et me demander ce que je faisais la. On m’assit, on m’offrit du the, et je fus bientôt entouré d’une horde de joyeux curieux qui me questionnait. La plupart d’entre eux avaient grandi ici, et ce n’est pas tous les jours que l’on rencontrait par ici des touristes d’ailleurs: d’une taille similaire à Lausanne en terme de population, peu de touristes s’arrêtent à Adıyaman, préférant Gaziantep sur leur chemin. Sauf quand on déambule à vélo !

Melon avec Özgür, Sema, Birgül, Apo et Seren.

Deux cousins faisaient les traducteurs, car la plupart de mes nouveaux amis ne parlaient pas l’anglais et mon turc ne me permettait toujours pas de faire autre chose que de commander avec humilité un plat au restaurant: ils s’appelaient Özgür et Apo (abrégé de Abdurrahman), et étaient un peu plus âgés que les autres. Le premier est avocat et le deuxième docteur. On me donna de la nourriture, on alla chercher un souper pour moi, on me tendit des ayran: j’étais fort bien accueilli. L’on discuta tous ensemble jusqu’à la fermeture de la salle de travail à vingt-trois heures, puis les deux cousins m’invitèrent à boire un « rafraîchissement »: ici, on ne parle pas de « verre » ou de « bière » pour aller boire, puisqu’on va déguster du thé ou un jus, et non de l’alcool comme il serait obligatoirement coutume chez nous. Aller boire et parler avec des amis sans attentes d’alcool, que c’est… rafraîchissant!

Le lendemain, l’on me quémandait de tout part à la bibliothèque: mes amis de hier soir voulaient fièrement me présenter à leurs autres amis, et ils me donnaient l’impression d’être une star locale ! Tous étaient si content de me rencontrer, et chacun voulait démontrer l’hospitalité turque à sa façon. Je recevais tout au long de la journée des petits gâteaux, des chocolats ou des jus de fruits. Zeynep et Özge m’invitèrent à la boulangerie pour faire la provision de pâtisseries puis chez le marchand local de fruits et de noix. La maman d’Elif me prépara du gıllotik. Je recevais du thé, des crayons, des pierres magiques, etc. J’étais couvert de cadeaux. Accoutumé à cette petite société, je prolongeais jour apres mon jour mon séjour; j’étais en plein enchantement par la gentillesse turque et je ne pourrai jamais oublier comment j’ai été accueilli à Adıyaman.

La petite bibliothèque hayat hanem.

Mariage turco-kurde

Vendredi soir, à la fin de ma deuxième journée a Adıyaman, Özgür me demanda d’un air timide si je voulais l’accompagner, le week-end qui venait, au mariage d’un de ses amis Turcs et de sa fiancée Kurde. J’acceptais volontiers; quelle occasion unique c’était d’être invité à un mariage local ! Enfin, pas tant local que ça… lorsque je lui demandais où avait lieu l’union, il m’expliqua que ce n’était pas a Adıyaman, mais à Eskişehir, et en regardant la carte je decouvris que la ville se trouvait à mille kilomètres a l’ouest, à l’autre bout du pays, et qu’on partait le lendemain, en voiture.

Traversée du pays en voiture avec Özgür.

Le trajet dura près de dix heures, durants lesquels on alterna la conduite. On passa par Tuz Gölü, le lac de sel que j’avais raté à vélo quelques semaines auparavant. Quelle aubaine!

Sur Tuz Gölü.
Özgür sur Tuz Gölü.

Dimanche, première partie du mariage à la maison du futur marié, Ahmet. Lorsqu’on arrive, tous les hommes sont assis en rond sur des chaises, un verre de çay à la main. On rejoint cette fraternité patriarchale. Salutations, honneurs. Les femmes sont invisibles. On discute un moment en cercle, puis on est servi a manger des plats traditionnels turcs. Plus tard, on passe à une table à l’intérieur du large garage. Le çay coule toujours à flot, inondant les conversations d’entrain et de bonne humeur, et chacun reçoit un petit paquet de noix divers à déguster. Les discussions d’hommes vont bon train, mais à un moment, on commence à s’impatienter, de plus que de la salle d’à côté se fait ressentir une excitation grandissante, qui commence à faire ressentir l’ennui relatif qui plane dans notre propre salle. On comprend que c’est le sexe adverse, dans sa propre salle, qui a, lui, une fête animée et colorée qui se déroule. On y devine danse, enfants, puis cris d’excitation et de joie. Dans notre salle, les hommes se dévisagent, incertains et anxieux, espérant que l’un de nous osera faire le premier pas. Pourtant, personne ne bouge. Soudain, le fiancé est appelé et nous quitte. À ce moment, je ne sais pas dire s’il est fortuné ou malchanceux d’être le seul à être passé de l’autre côté. On m’explique que la tradition veut que les hommes et les femmes restent separés durant les festivités. Le fiancé vient bientôt appeler Özgür, qui est, rappelant le, son témoin, le suppliant presque de le rejoindre pour danser, et ce dernier oblige.  Ça y est, le taboo a été brisé, les deux salles sont maintenant connectées, et on regarde à travers la porte avec de plus en plus d’intérêt. Le brassage commence et quelques hommes pénètrent dans la salle interdite, moi compris, pendant que les femmes pouffent, génées mais excitées, et on commence à danser en cercle, tous genres confondus, dans des rires et des sourires joyeux.

Le lendemain, mariage civil. On retrouve tout le monde vers l’hôtel de ville. Cérémonie et signatures dans une grande salle suivi de la séance photo. Après l’évènement, le soir, le marié et son frère rejoignent Özgür et moi dans notre chambre d’hôtel, et nous demandent discrètement d’acheter des bières. Une sorte de contre-soirée interdite où les jeunes s’adonnent en secret au plaisir prohibé de l’alcohol, car si le reste de la famille, plus conservatrice, l’apprenait, ce serait une honte, une débauche indigne du musulman. Mais en modération, de temps en temps, ils se le permettent, et sous l’effet de la désinhibition, d’autre sujets discrets sont abordés dont, astakhfiroullah, les femmes.

Photo avec les mariés.

Débats théologiques

De retour à Adıyaman à la fin du week-end, je continuais d’aller à la bibliothèque quotidiennement. J’étais toujours couvert de cadeaux et de services par mes nouveaux amis de la salle de travail. Même le propriétaire du lieu m’offrait le forfait journalier que coûtait une place de travail.

Le climat dans la bibliothèque était sérieux et studieux, et un silence de plomb régnait à l’intérieur. Les examens d’entrée ou semestriels sont extrêment compétitifs en Turquie, ce qui induit un stress immense à tous les étudiants. Chacun le savait mais chacun l’acceptait et travaillait dur pour réussir.

C’est pour cela que redoublait le plaisir des pauses qui se prenaient devant la bibliothèque, sur le trottoir pour ainsi dire. Là, ils s’aggloméraient autour de moi et me questionnaient sur mon voyage, mais aussi ma culture suisse, européenne et chrétienne, mes croyances et mes avis sur les sujets théologiques. S’il y a bien un sujet dont parlera certainement avec fierté tout musulman (en Turquie), c’est toujours de la beauté de son Dieu et de la fidélité qu’il lui dédie. Le Turc aime parler de son Dieu et partager et faire comprendre son omniprésence et son pouvoir. Je trouvais qu’il y avait une certaine grandeur et une noblesse dans cet amour pour leur Dieu. Quand on terminait le débat autour d’une question, on m’implorait presque avec irritation d’en poser une autre, pour ainsi continuer ce plaisir de l’échange et du débat. On avait avec nous une étudiante en théologie islamique, Zeynep, qui nous aidait à clarifier les points incertains ou à donner plus de détails concernants un passage du Coran.

Où que l’on soit, le chant du muezzin retentira dans le paysage islamique cinq fois par jour pour l’appel au prière. Je leur dis que j’adorais entendre ce rituel tous les jours, et que je trouvais qu’il y avait une beauté à ce chant, de voix humaine, qui appelle le quartier à se rassembler, ensemble, sous le toit de la maison de Dieu, pour la prière commune. Je m’étais habitué à entendre ce son et il était devenu un élément normal de la vie et de mes jours. Je fus pris de nostalgie pour le son des cloches de nos églises; ça faisait plus de deux mois que je n’en avais pas entendu. Et mes amis, eux, n’en avaient jamais entendu, certains ne savaient même pas que l’on faisait sonner les cloches, et que l’on était habitué à les entendre tous les jours dans nos contrée, en ville comme en compagne. Je leur montra une vidéo des cloches de la cathédrale de Lausanne, et au tintinmarre des cloches, certains étaient ébahis pendant que d’autres partaient d’un fou rire. Moi, un mélange des deux accompagné d’une nostalgie pour ce bruit si typique qui presque malgré moi rappelait mon esprit à mon monde chrétien qui semblait se trouver loin derrière moi.

Thé avec Elif et Seher.

Visite de la vieille mosquée

Un jour, lors d’une promenade avec Seher et Elif en fin d’après-midi, on visita la mosquée de Kap, qui se trouve près du centre dans le plus vieux quartier de la ville, pas loin du bazar. Il présente un magnifique dome en bois. À côté de l’entrée, un épitaphe nous apprend qu’elle a été construite en 1768.

La mosquée de Kap.

À l’intérieur, comme toutes les mosquées, c’est un sentiment de calme mais surtout de simplicité qui m’émois toujours: il y peu d’icones et d’autres objets qui rendraient la scène visuellement superflue et chargée. La salle unique est large, l’espace ample, respirant. Un tapis recouvre entièrement le sol, absorbant le son et rendant le silence encore plus prestigieux. C’est définitivement un lieu spirituel. Les filles me font visiter la mosquée, et l’imam est content que je soie venu visiter « de si loin ».

L’intérieur, avec la partie réservée aux femmes à l’arrière, derrière le rideau.

Sur un des murs, l’horaire des cinq adhan du jour est affiché sur un tableau digital:

04:35 AM
Fajr (à l’aube)06:03 AM
Dhuhr (zénith)12:25 PM
Asr04:00 PM
Maghrib06:45 PM
Isha08:09 PM

Le musulman est appelé à prier cinq fois par jours, réglé sur le cycle du soleil: à l’aube (Fajr), au zénith (Dhuhr), lorsque les ombres sont à 45° (même taille que les objets, entre le zénith et le coucher du soleil, Asr), au coucher du soleil (Maghrib), et au crépuscule, c’est à dire la dernière lumière du jour (Isha). Le premier chant du muezzin se fait à la première lueur du jour, et représente le début du jêune pour les concernés. Vu que l’horaire de l’adhan est réglé sur le soleil, celui-ci change tous les jours, d’où l’utilisation de tableaux digitaux qui se mettent à jour tous les vingt-quatre heures.

C’était justement l’heure de l’Isha. Du haut du minaret résonne l’appel du muezzin: « Allāhu akbaru, Allāhu akbaru, …. ». Peu de temps après commencent à affluer les civils dans la mosquée: jeunes et vieux, policiers en uniforme, travailleurs de chantiers, … tous ôtent leurs chaussurent à l’entrée après s’être lavé visage et bras selon la pratique islamique, et trouvent une place face au mihrab. Des responsables me donnent un coussin pour assister à la prière du fond de la salle. Je remarque qu’il y a uniquement des hommes. Les femmes, elles, ont leur propre espace, délimité par un rideau dans un coin de la pièce, et contenant également leur propre porte, pour rester entièrement invisibles aux yeux des hommes. Seher et Elif se faufilent donc derrière le rideau, que l’on laisse tout légèrement ouvert pour continuer de se voir. Au même moment, une vieille dame potelée entre par la porte féminine, et voyant que les deux genres sont en contacts, enguirlande les filles d’un ton agacé et irrité, avant que l’on ferme définitivement le rideau. J’entends des voix continuer de se plaindre à travers la séparation, un petit affrontement, puis Seher m’appelle. La vieille dame ne voulait pas de femmes sans hijab durant le temps de la prière, et les filles ont été obligées de s’en aller. On rigole ensemble de ce petit conflit et de la sériosité avec laquelle cette dame a pris l’affaire, et autant conservatrice que se veut la tradition, on donne notre respect pour celle-ci.

Quelques jours après, lors d’une de nos pauses de travail, je vais utiliser la salle de bain d’une des autres mosquées près de la bibliothèque avec mes amis. On en profite pour visiter la salle de prière, et ils m’expliquent les différent éléments du lieu. Sur une étagère sont rangés plusieurs exemplaires du Coran. Mes amis musulmans ne peuvent pas les toucher sans avoir auparavant procédé à l’ablution, mais ils m’invitent à feuilleter le livre, d’une édition richement décorée. Ils me présentent à l’imam, un gaillard bien rembourré et à la mine enjouée. Ce dernier, qui est suivi d’un petit groupe de fidèle, est ravi de faire ma connaissance, et me demande de répéter une phrase après lui:

« Ash-hadu an la ilaha illa Allah, … »

Avec peine, je tente de recopier ce qu’il dit en me demandant ce que ça peut bien vouloir dire; pourquoi y a-t-il tant de consonnance ressemblant à « allah » là-dedans? Ils ont tous un regard espiègle dans les yeux qui s’enflamme au fur et à mesure que je fais mon travail oral. Soudainement, je me rends compte de ce qu’il essaie de faire: il veut me faire réciter la chahada! C’est une seule phrase, toute simple, qui déclare la croyance au Dieu unique Allah (« J’atteste qu’il n’y a pas de divinité en dehors de Dieu et j’atteste que Mahomet est le Messager de Dieu.« ), et qui est prononcée en tant que condition unique pour celui qui veut devenir musulman. Quelques mots de plus et je me convertissais à l’Islam! Mais lorsque je comprends ce qui arrive, mon visage passe d’une expression confuse à complice, et je pointe mon doigt sur l’imam en lui faisant comprendre que j’ai compris quel coquin il est, et tout le monde part d’un fou rire à la blague qu’il tentait de me faire.

Je passerais près de deux semaines à Adıyaman avant de continuer en direction du Mont Nemrut!

Cérémonie traditionnelle.
Un gros tas de bois pour le four de la boulangerie.

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