67km, 5h20.
Ballsh.
Pars de Berat à midi. Prochaine ville-étape, Gjirokastër, à deux jours de vélo. Pour éviter les montagnes, je dois revenir un peu par le nord avant de descendre. Belle journée, paysages somptueux. Toujours très rural.
En fin de journée, je suis à Ballsh, une des plus grandes villes de la région, mais qui reste relativement petite. Je cherche un jardin privé où je pourrais monter ma tente. Peu de maison ont un jardin, encore moins un jardin propre ou dégagé. Dans un des quartiers de la ville, une horde de gamins m’interceptent et veulent me mener quelque part pour camper. Les vieilles me conseillent d’aller plus loin jusqu’à Byllis, où je pourrai facilement trouver un endroit calme. Les mioches me harcèlent un bon bout de la route, des voitures s’arrêtent et les conducteurs les engueulent pour qu’ils déguerpissent; ils me disent que les enfants sont toujours un problème comme ça en Albanie. J’ai perdu du temps à Ballsh, il commence à faire nuit maintenant et je suis encore à une demi-heure de Byllis. Je vois une dame assise sur le portique d’une maison et lui demande si je peux rester dans le jardin. Elle appelle un homme et une femme, qui sortent de la maison. Ils ont l’air bien sympathiques et bonnards. Devant leur portail, à l’aide d’un traducteur, j’essaie de leur expliquer que je cherche un bout de jardin pour placer ma tente, mais on a de la peine à se comprendre. Soudainement, la dame s’exclame, rentre dans la maison, et revient. Elle m’a apporté une couverture emballée et une bière, qu’elle veut me donner. Ils ont l’air de vouloir m’aider mais on ne se comprend pas. J’insiste encore et on arrive finalement miraculeusement à se comprendre, et c’est avec joie qu’ils poussent mon vélo dans leur jardin et m’invitent à l’intérieur. On appelle leur deux fils, qui habitent à Munich et à Londres, et après avoir discuté avec eux en allemand et en anglais et avoir répondu à quelques questions comme une sorte de test de passage, ils m’annoncent que je peux même dormir dans une des chambres. Ils s’appellent donc Hajder et Cristina, et la dame que j’avais aperçu en passant devant la porte plus tôt était l’arrière grand-mère, qui a cent ans. L’intérieur de la maison a un décor simple traditionnel qui date de l’époque communiste: canapés et fauteuils standards à la couleur tout sauf joyeuse qui pointent vers la télévision analogique, appareil qui sera la plupart du temps allumé, et qu’on n’éteindra que très peu pour le rallumer à chaque fois frénétiquement quelques minutes plus tard. Aux murs et un peu partout, multiples photos de famille. Comme décoration, uniquement des copies de peintures chinoises sur toile, figurant toujours un lac et des maisonnettes, ainsi qu’une peinture de ces maisons au toit de coton-candy coloré en bordure de forêt. Très peu de possession, ce qui donne un intérieur quelque peu épuré comparé à nos salons où sont placés dans chaque direction des objets et des choses. Et un immense jardin où l’on fait tout pousser et qui est suffisant. Je suis témoin de scènes machistes qui passent pour tout à fait normal autant pour l’homme que pour la femme. Par exemple, alors que la femme dit au revoir joyeusement et avec grand bruit à son fils au téléphone, le mari qui veut passer dans la cuisine l’envoi de côté brusquement en la poussant, la dégageant de son passage. La femme ne bronche pas, l’acte est passé pour normal. Cela se fait sans malice ni volonté de faire du mal, et je le perçois comme les reliquats d’une société sexiste et patriarcale, des comportements et des réactions internalisés d’une structure hiérarchique d’un sexe dominant et d’un sexe dominé, et malgré le dégout et peut-être l’outrage que je ressens, je sais que l’homme n’est pas malicieux dans l’acte et j’observe cela comme un phénomène dans son contexte social, générationnel, culturel. Puis, alors que la femme a préparé tout le repas et mis la table, le mari et moi-même sommes appelés à table, assis, puis la femme disparaît aussitôt à l’étage. Je demande si elle ne va pas manger aussi, et le mari part dans un fou rire, comme si la question était d’un ridicule jamais vu. Lorsqu’on a terminé, la femme réapparaît pour débarrasser et nettoyer la table. Plus cliché, on ne peut pas. Malgré le sexisme, je note la douceur avec laquelle tous les deux m’ont traité, et d’une certaine manière comment ils se traitent même chacun, au-delà de ces comportements généraux qui ne sont que répétition de ce qu’une société leur a appris. Ils sont fiers de me m’apprendre et de me dire plusieurs fois que tout ce qu’on mange est bio, et provient directement de leur jardin: olives et leur huile, tomates, concombres, œuf, fromage, dinde – que je n’ai pas le cœur de manger. J’apprends quelques mots d’albanais par les échanges. On insiste ensuite pour me donner des nouveaux pyjamas et je suis mené à ma chambre à l’étage.