Jeudi 5 mai 2022

59km, 5h04.

Orebić, Kuna, Brijesta.

À mon rĂ©veil, mon froid s’est dĂ©veloppĂ© et relocalisĂ© dans ma gorge, alors que mon nez et mes sinus vont maintenant plutĂŽt bien. DĂ©part Ă  vĂ©lo, dernier petit tour des murs de Korčula, puis je prends le ferry de 11h pour retourner Ă  Orebić. Je dois faire la route d’avant-hier en sens inverse: montĂ©e jusqu’à quatre cents mĂštres au milieu de l’üle. Pendant une pause beurre de cacahuĂšte sur pain de seigle, je rencontre deux jeunes Polonais qui font de l’auto-stop, ce sont les vestiges du groupe de l’autre jour. Ils ont fait la fĂȘte au festival et rejoignent maintenant Dubrovnik pour prendre le bus et rentrer. L’un d’eux en particulier raconte comment cette expĂ©rience de quelques jours seulement l’a changĂ©. Il Ă©tudie l’ingĂ©nierie biomĂ©dicale en Pologne et se demande pourquoi il fait ça, criant Ă  maintes reprises au « bullshit Â» que cela reprĂ©sente, qu’on Ă©tudie et travaille tous pour l’argent mais qu’il ne comprend pas Ă  quoi bon. Ils voyagent avec un simple petit sac Ă  dos contenant quelques affaires, et ont rĂ©ussi Ă  venir jusqu’ici depuis la Pologne en 59 heures, rien qu’en faisant de l’auto-stop. Je l’aime bien car il remet toute sa vie en question et a l’air mature pour son Ăąge.

Les deux auto-stoppeurs polob

Je continue ensuite Ă  travers les paysages inhabitĂ©s et les milliers d’arbres. À Kuna, jolie Ă©glise plantĂ©e au milieu du dĂ©cor.

L’église de Kuna dans le paysage.

Je m’en approche, Ă©glise franciscaine paisible. J’ai ensuite une longue descente Ă  faire sur l’autre versant de l’üle, ce qui veut dire que je suis arrivĂ© Ă  un sommet, maximum local du moins, et donc, Ragusa. Je roule, je roule, chaleur torride et transpiration dĂ©goulinante. Je vise le pont de PeljeĆĄac pour rejoindre le pays et monter Ă  Mostar sans devoir reprendre l’exacte mĂȘme route ni ferry cette fois-ci. En arrivant vers le pont, zone de chantier plein d’ouvriers et d’ingĂ©nieurs, je demande si je peux passer, signes approbateurs, ça travaille dur, je continue et l’on me reconfirme que je peux passer. Mais la quatriĂšme fois que je demande, on me dit que ist probiere de passer le pont, mais que si je ne me fais pas voir ni prendre, c’est possible de le passer.

Chantier de la route en continuation du pont.
Chantier.

Dubitatif, je continue sur la route en chantier, laissant passer les gros camions et les pelleteuses occasionnels. Alors que la circulation devient de plus en plus difficile, je me demande s’il ne faut pas que j’escalade mon sentiment en consternation, car je commence Ă  apercevoir des signes placardĂ©s de caractĂšres chinois, puis des Chinois, encore des Chinois, des Chinois Ă  foison, et oĂč sont passĂ©s les Slaves ?

Le point de PeljeĆĄac.

Juste avant le pont, un petit cabanon en bord de route, d’oĂč un officier chinois tient une corde de banderoles aux allures chinoises en travers de la route qu’il peut soulever pour bloquer le passage, fait office de point de contrĂŽle, et je dois m’arrĂȘter. Les ouvriers chinois me saluent gaiement et amusement, mais l’officier n’a pas l’air commode, il est comme qui dirait vraiment not amused. J’essaie de discuter mais Ă  chaque fois il me fait un signe de croix avec les bras en dĂ©tournant le regard, quelque peu penaud d’aprĂšs ce que je ressens. Ils ont tous les lettres CRBC sur leur uniforme de travaille. Une voiture puis un camion arrivent Ă  ma hauteur, ils veulent aussi passer, et m’expliquent qu’il faut une autorisation, et que mĂȘme avec permission, le gars est difficile de passage. Dans la voiture qui est arrivĂ©e, c’est un ingĂ©nieur de construction, il doit se battre et demande au chinois d’appeler son chef, qui lui a donnĂ© l’autorisation. Bref, je comprends que je ne passerai pas. J’essaie de trouver une solution, je parle aux Croates sur le chantier, ils m’expliquent qu’ils s’occupent de cette partie, le tunnel et la route, et que le pont est gĂ©rĂ© par les Chinois. Le pont est terminĂ©, mais c’est, par contrat et lĂ©galement, encore un chantier, un accident qui y surviendrait serait donc au coĂ»t du propriĂ©taire du chantier, et ils ne laissent donc passer presque personne. MĂȘme eux, les ingĂ©nieurs croates, doivent faire un dĂ©tour de plus de presque huitante kilomĂštres pour rentrer chez eux. Je crois que je vais devoir faire pareil. Je vais voir le QG du chantier, demander si c’est possible d’obtenir une autorisation, mais tout le monde me dit qu’on ne peut rien y faire. SacrĂ©es chinoiseries. Je ne suis pas prĂšs de leur frontiĂšre qu’ils me refoulent dĂ©jĂ .

Bon, je vais donc remonter l’üle et continuer vers le sud, et je verrai demain si je monte quand mĂȘme Ă  Mostar, ou si ça fait un trop grand dĂ©tour maintenant. Il y a aussi une trĂšs belle route que je voulais faire qui relie Mostar Ă  Dubrovnik. On verra. Pour l’instant je m’éloigne de ce maudit chantier, accompagnĂ© d’un chien qui me suit sur plusieurs kilomĂštres. On devient vite amis et on s’encourage pour la montĂ©e.

Mon p’tit gars.

Et allez, pour ce soir, c’est fini la comĂ©die: on est un peu malade, mais on ne pas va continuer Ă  se payer des chambres en prĂ©textant vouloir un bon sommeil, d’autant plus que c’est parfois pire, comme l’ont dĂ©montrĂ© les deux nuitĂ©es rĂ©centes. On va donc recamper, d’ailleurs ça commence Ă  bien nous manquer. Et une nuit dans la nature a plus d’effets bĂ©nĂ©fiques qu’un sĂ©jour dans un parallĂ©lĂ©pipĂšde de bĂ©ton. En descendant la presqu’üle, je trouve donc une Ă©glise et dĂ©cide de camper Ă  cĂŽtĂ©. Monte la tente et cuisine.

Sous ma tente, j’ai dĂ©couvert que mon Wikipedia hors-ligne avait par chance une entrĂ©e pour le pont de PeljeĆĄac ! Celui-ci a une histoire gĂ©opolitique fascinante plein de controverses. En fait, le but du pont est de relier la partie extrĂȘme-sud de la Croatie, oĂč se trouve notamment Dubrovnik, au reste du pays. Car aujourd’hui, pour rejoindre Dubrovnik, il faut passer par le territoire de Neum, qui appartient Ă  la Bosnie-HerzĂ©govine et qui est son seul accĂšs Ă  la mer. Complications donc au niveau des contrĂŽles de frontiĂšres, surtout que la Croatie va bientĂŽt rejoindre l’espace Schengen, condition nĂ©cessaire Ă  son entrĂ©e dans l’Union europĂ©enne qui se fera le 1er janvier 2023. Pour monter depuis Dubrovnik, cela voudrait donc dire trois contrĂŽles: pour sortir de l’espace Schengen, pour entrer en Bosnie, puis pour entrer Ă  nouveau dans Schengen. Alors que les contrĂŽles de frontiĂšre bosniennes pour les dĂ©tenteurs de passeport europĂ©en sont rapides, ne nĂ©cessitant qu’un rapide coup d’Ɠil pour vĂ©rifier l’accord des visages et la date de pĂ©remption, l’entrĂ©e et la sortie de Schengen demande de les scanner et de comparer l’identitĂ© avec plusieurs bases de donnĂ©es et registres, ce qui peut prendre jusqu’à trente secondes. Le passage en voiture d’une famille de quatre nĂ©cessiterait donc deux minutes, deux fois, ce qui engendrerait des attentes Ă©normes aux frontiĂšres. DiscutĂ©e depuis 1997, la construction du pont avait commencĂ© en 2007 avant d’ĂȘtre interrompue en 2009 pour manque de budget aprĂšs la crise financiĂšre. Nouvelles discussions, l’UE propose de contribuer aux coĂ»ts Ă  85%, et c’est cette fois le China Road and Bridge Construction qui gagne l’enchĂšre, et recommence la construction en 2017 pour finaliser le pont en Ă©tĂ© 2021 avec une ouverture publique planifiĂ©e en juillet 2022. Depuis la naissance du projet, la Bosnie s’y est opposĂ©, argumentant que le pont empĂȘcherait le passage de ses bateaux trop grands, notamment dans le cas de la construction futur d’un port marchand Ă  Neum. Les dĂ©fenseurs de l’environnement se sont aussi opposĂ©s au projet Ă  cause de la transformation et la destruction de l’habitat que reprĂ©sente tout le projet. Mais voilĂ , le pont est construit et ouvre cet Ă©tĂ©.

À l’extĂ©rieur de ma tente, j’entends une symphonie colorĂ©e de cris d’oiseaux, il y en a des dizaines de toutes sortes. J’essaie d’analyser ce que j’entends, de sĂ©parer les sons, les classer pour les compter et voir combien il y en a exactement, mais il y en a tant que c’est simplement impossible: ils s’enchevĂȘtrent tel que leur signature sont difficilement dissociables pour un novice tel que moi, mais ils me permettent nĂ©anmoins de m’endormir trĂšs paisiblement.

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