58km, 3h55.
Parc national Krka, Radučić, Knin.
Réveil vers huit heures. Vélo prêt au départ, j’attends sur le patio que le propriétaire revienne; sa voiture est absente, je me dis qu’ils sont à la messe. Mais son oncle, qui m’a amené ici hier soir, arrive vers onze heures et m’apprend que la famille est en ville et qu’ils ne seront pas de retour de si tôt. Avant de partir, la maman me donne un énorme sandwich. Aujourd’hui, je monte au nord en suivant le parc. Je tombe à un moment sur une route assez misérable car trop rocheuse, mais m’amuse des conditions.
J’arrive plus tard tout au nord du parc, aux chutes Brljan. Endroit magnifique, je prends quelques photos puis mange mon sandwich, qui se trouve en être un véritable: pain blanc entier tranché en deux agrémenté d’une couche de fromages puis d’une couche de jambon cru. Encore de la viande, mais je me flexifie pour le voyage et la découverte.
Juste à côté se trouve l’amphithéâtre Burnum, dont il ne reste pas vraiment grand chose, presque l’entièreté de ce que l’on voit étant rénové, qu’on se demande pourquoi même ils font un effort pour le conserver. Je blague évidemment, la région était sous l’époque romaine très peuplée: villages, camp d’entraînement militaire, théâtre, etc.
Je me sens fatigué, aujourd’hui c’est une fatigue générale du corps, comme si toutes mes mitochondries manquaient d’énergie, mais j’ai moins de brouillard d’esprit. Je me couche sur les pierres au sommet de l’amphithéâtre et me repose là un moment, prenant toute la chaleur que dépose sur moi le soleil.
Je continue ensuite ma route, presque déjà entièrement à bout d’énergie. Je suis près de Radučić, pédalant tête baissée, en train de me dire que je vais m’arrêter assez tôt aujourd’hui pour planter ma tente vers Knin, lorsqu’une voiture qui arrive dans ma direction ralentit et s’arrête à ma hauteur. Une dame souriante me demande si je voudrais de l’eau. Je réponds que ma foi oui, il me reste un peu d’eau mais c’est toujours le bienvenu. Elle sort de la voiture, ainsi que son mari qui était assis sur le siège passager, et ils ouvrent le coffre pour m’offrir une plaque de chocolat et deux grandes bouteilles d’eau. Me sortant de l’état de fatigue piteux dans lequel j’étais encore il y a quelques secondes, elle engage la conversation et commence à m’expliquer qu’ils sont là pour voir son père, qui sort d’ailleurs aussi de la voiture en me faisant des grands gestes et gueulant des jolis encouragements en croate. Des conducteurs assez embêtés tentent de contourner leur véhicule à l’arrêt, lorsque arrive dans le sens opposé une voiture aux mains d’un homme aux beaux bleus yeux séducteurs qui me regarde amusé en criant joyeusement « Was ist das! Was ist das? ». La chaussée est maintenant complètement bloquée par les deux véhicules, et ça commence à klaxonner pendant que des bras font des gestes impatients à travers les fenêtres baissées. J’entends le ronronnement des voitures à l’arrêt au milieu de tout ce boucan, sous la touffeur de cette chaude journée, encore en train d’essayer de refuser une des bouteilles d’eau, car je n’ai même pas la place, et la dame m’explique que l’homme veut m’inviter manger au restaurant à une centaine de mètres, avant que les deux voitures déguerpissent pour laisser le chemin libre. Soudainement, c’est le calme et j’ai une bouteille d’eau dans une main et une plaque de chocolat dans l’autre, et une invitation qui m’attend un peu plus loin. Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Un peu déboussolé, je me reprends et vais au restaurant Kod Pere. Marco est au bar, il m’offre des bières que je refuse. Il est très joyeux et connaît du monde au restaurant, c’est un type bonnard et charmant. Il ne parle en fait pas un mot d’allemand, il me parle en italien et je lui réponds en anglais. Il me fait faire un tour du restaurant et de la cuisine, où quatre énormes fours font rôtir autant d’agneaux que j’ai l’opportunité d’observer de près. Ils sont tous fiers de leurs animaux et de leur goût incroyable. Je ne suis pas dégouté, mais je regarde avec consternation ces bêtes mortes qui cuisent. On s’assied ensuite pour manger une grande assiette de différentes parties d’agneau et une salade de chou tout aussi disproportionnée. Marco est mécanicien d’automobiles à Trieste, où il habite depuis quelques années avec sa femme. Il a deux grandes maisons familiales juste après Knin et m’y invite. Je refuse d’y aller avec lui en voiture, expliquant qu’à l’arrivée en Inde à la vingt millième borne, je n’ai pas envie de devoir dire que j’ai tout fait à vélo sauf les dix kilomètres à Knin. Il est totalement extasié de cette dédication et me dit que dieu en témoigne et qu’il voit. Il écrit donc son adresse sur un bout de papier et me dessine les instructions pour arriver chez lui, avant de s’en aller en voiture.
Remis d’aplomb par le repas et la proposition de nuitée qui se trouve juste sur mon chemin, je retrouve une nouvelle énergie physique et roule en direction de Knin. Je traverse un champ d’éoliennes pendant que le ciel se fait de plus en plus capricieux au-dessus des belles montagnes menaçantes. À deux reprises, des voitures s’arrêtent et me demandent si j’ai un endroit pour dormir, m’avertissant, d’après ce que je comprends, de ne surtout pas dormir ici. Je me demande s’il y a un danger particulier ou si c’est simplement le mauvais temps.
Pour la première fois j’ai utilisé l’application Komoot pour le tracé, mais malheureusement je suis mené à un chemin impraticable, ce qui est toujours quelque peu embêtant.
Rien de très intéressant à Knin, mais peu après se trouve la chute de Krčić, toujours sur la rivière Krka, que je remonte depuis Šibenik. Les gouttelettes d’eau sont violemment projetées dans des courants d’air au pied de la chute.
J’arrive bientôt à l’adresse donnée par Marco.
Encore quelques kilomètres, une pluie s’approche, et me tombe dessus, je décide donc de m’abriter sur la terrasse légèrement couverte d’une maison vide dont tous les volets sont fermés. Mon vélo à l’abri, je me rends compte que je suis au numéro 55 et que je suis sur la bonne rue; je suis en fait chez Marco ! Je me demande pourquoi c’est abandonné, je sonne plusieurs fois pendant que des éclairs commencent à tomber autour de moi. Finalement, une dame et son enfant ouvrent la porte. Je demande si Marco habite là mais elle me répond que non. Je lui explique ma situation et elle m’avoue après ça qu’elle connaît en fait Marco mais qu’il n’habite plus ici. Son mari vient aussi à la porte et me demande de quoi j’ai besoin. Je n’arrive pas à saisir leur relation avec Marco, dont le mari me dit que c’est un blagueur et qu’il ne faut pas lui faire confiance. À ce moment, une voiture passe derrière nous sous la pluie, et ils me disent que c’était lui. Je suis de plus en plus confus. Le mari me questionne à propos de mon voyage, intéressé. Il m’assure que je vais me faire tuer, dès la Turquie carrément. Marco repasse en voiture dans l’autre sens, cette fois je l’ai bien aperçu au volant. Décidément… Ils me disent que cette nuit il y a aura un très violent orage et que ça ne va pas être joli. Ils me conseillent de prendre une chambre et m’indiquent un motel à Knin. S’il y a bien une chose que j’ai bien envie de suivre presque aveuglément, c’est les conseils des locaux dans une région étrangère. La pluie s’arrête momentanément et je décide de foncer à Knin. Une demi-heure plus tard, je suis devant le motel lorsque arrive Marco en voiture. Il me dit que sa maison était juste un peu plus loin que le numéro 55 et que j’aurais dû l’appeler, et je lui montre que c’est ce que j’ai fait avec le WiFi de la famille. Il n’avait pas vu l’appel, s’excuse, mais moi, je suis à ce moment convaincu que la bonne chose à faire est de m’abriter pour l’orage, et de ne surtout pas le suivre. Je lui donc au revoir, et juste avant de redémarrer, depuis son siège, il brandit une hache qui se trouve à côté de lui en souriant fièrement. Je rigole un peu, complètement effrayé à l’intérieur, et vais rapidement dans le motel.
La chambre est rudimentaire, vieille, une légère odeur dont on n’arrive pas à saisir l’origine, moisissure ou carpette imprégnée du temps, un petit lit timide aux abords de la fenêtre aux rideaux à la couleur qui définit la dépression, lampe unique qui éclaire faiblement la moitié de la chambre, et ancienne table d’écriture en bois qui sied dans ce silence. Au moins, ça n’a pas l’air sale. Je mange un petit spaghetti à La Rossa avant de revenir, juste à temps avant qu’un orage ne commence à éclater. Je regarde depuis la fenêtre, les rues se sont vidées et le vent souffle fort sous la pluie et les éclairs. Deux jeunes cyclistes allemands, David et Luis, avec lesquels je suis en contact depuis plusieurs semaines pour qu’on essaie de se voir, ne sont pas loin, près du parc Krka, et je m’inquiète pour eux. Mais je sais qu’ils sont courageux, bien plus que moi en tout cas. Je suis tout de même content de ne pas être sous une tente en ce moment.