38km, 2h47.
Pula.
J’ai rĂŞvĂ© qu’Anda s’en allait alors qu’on Ă©tait ensemble et qu’on marchait. Elle est partie sans m’avertir comme en m’abandonnant. J’ai commencĂ© Ă la chercher dans les alentours, puis plus loin. Je demandais aux gens s’ils l’avaient vue. Plus tard j’ai trouvĂ© une sardine de tente qu’elle avait plantĂ©, et on a dĂ©couvert que sous le sol, juste Ă cet endroit, il y avait un menhir gĂ©ant enterrĂ©. Il a Ă©tĂ© sorti de la terre verticalement, tirĂ© vers le haut, et je me disais que ça y est, elle a rĂ©ussi Ă trouver son Saint-Graal, ou ce qu’elle cherchait depuis très longtemps, en le pointant correctement un peu sans exactement le savoir avec la sardine.
Je me rĂ©veille de bonne heure pour pouvoir dĂ©camper le plus tĂ´t possible. Je remarque que j’ai dormi sous des oliviers. Avant 8h, j’ai fini de tout plier et c’est comme si je n’Ă©tais jamais passĂ© par lĂ . Je mange tranquillement sur les rochers Ă cĂ´tĂ© de la mer, et je me dis que j’ai peut-ĂŞtre Ă©tĂ© un peu paranoĂŻaque hier soir, surtout Ă propos des chiens. Mais ça ne fait rien, j’ai intensĂ©ment vĂ©cu l’illusion. Je reprends la route, j’aimerais dormir Ă Pula ce soir, qui se trouve presque tout au sud d’Istria. Le chemin le long de la cĂ´te se fait sans encombre. Juste avant d’arriver dans la ville, qui se trouve dans une baie, je passe dans une zone pleine de bâtiments abandonnĂ©s, qui appartenaient peut-ĂŞtre Ă la partie logistique d’un port. La vĂ©gĂ©tation est en train de reprendre le dessus, il y a des dĂ©bris de verre par terre, des bouteilles vides et d’ autres dĂ©chets, des graffitis sur les parois, des dessins, des mots ou des abrĂ©viations qui ne veulent rien dire. Un peu lugubre, on a l’impression qu’on va tomber sur des jeunes dĂ©laissĂ©s et ennuyĂ©s qui traĂ®neraient lĂ , fumant des clopes, prĂŞts Ă chercher les ennuis. MalgrĂ© cette petite peur qui, je le crois bien, est principalement un mythe social, je me retrouve souvent attirĂ©s par ces lieux, car ma curiositĂ© a envie de percer leurs secrets, de voir si ces endroits sont vraiment comme ils sont reprĂ©sentĂ©s dans les films. J’explore rapidement, on y voit Pula de l’autre cĂ´tĂ© de la baie, et un Ă©norme et impressionnant chantier naval.
Je roule ensuite jusqu’au centre et m’arrĂŞte sur mon vĂ©lo pour me connecter au Wi-Fi public de la ville. Pas plus de trente secondes après, un type Ă vĂ©lo s’approche, les cheveux couverts par un bandeau et des lunettes de soleil sur le nez, pour me dire qu’il veut m’aider et qu’il a une place pour dormir chez lui. On Ă©change nos numĂ©ros, et je le suis car il allait boire un cafĂ© avec des amis, tout près, au Shipyard. Il s’appelle Mateo et je rencontre ses amis LĂ©a et Vitor. En octobre passĂ©e, il est parti accompagner Slaven, un influenceur en chaise roulante, pour un voyage Ă vĂ©lo de la Croatie Ă Cappadoce en Turquie. J’apprends que le chantier naval devant la ville est aujourd’hui presque entièrement abandonnĂ©, avec seulement cent personnes qui y travaillent encore pour de la petite maintenance. C’Ă©tait jadis la machine Ă©conomique de la ville, mais selon mes nouveaux amis, l’incapacitĂ© du gouvernement Ă investir correctement dans le chantier a laissĂ© la place aux constructeurs de navires chinois, qui sont aujourd’hui maĂ®tres dans cette industrie. La ville est en dĂ©clin depuis quelques annĂ©es, et la population ne cesse de diminuer. On parle un peu de musique, ils jouent de la guitare ou de l’accordĂ©on ou du clavier ou d’autres instruments, ont jouĂ© dans des groupes, et prĂ©fèrent apprendre en autodidactes. Dans les Ă©coles de musique, on nous enseigne Ă rĂ©pĂ©ter des partitions et de la thĂ©orie, Vitor ne jure que par une approche plus naturelle et qui apprend Ă Ă©couter la musique avec le cĹ“ur. Ils m’apprennent l’existence de centaines de kilomètres de tunnels souterrains qui traverseraient tout Istria. Pula Ă©tait autrefois le bastion maritime de l’empire austro-hongrois, et ils ont donc construit plein de tunnels de dĂ©fense sous la ville entre les diffĂ©rents bâtiments stratĂ©giques et vers d’autres villes. Avec Mateo, on prend ensuite nos vĂ©los et il me fait faire un tour de la vieille ville: leur petit arc de triomphe vieux de deux milles ans, le forum et le temple romain.
Puis il me mène Ă une ancienne acadĂ©mie militaire abandonnĂ©e dans les annĂ©es huitante, qu’ils appellent Rojc, et qui abrite aujourd’hui des dizaines d’associations diffĂ©rentes. Mateo me fait faire un tour. Les murs sont tous peints et dessinĂ©s d’images et de symboles, et sur les portes il y a les noms d’associations de musique, de danse, de sports, de yoga, de tout et de n’importe quoi. Mateo me dit que Rojc est l’endroit le plus alternatif de tout Istria.
Dans la cour du bâtiment, on rencontre Erik, qui chante et joue du reggae Ă la guitare, quelque chose en rapport avec helicopter police. Lui aussi n’aime pas les Ă©coles traditionnelles de musique. Il joue bien, il a tout appris seul. Mateo m’amène ensuite Ă son cafĂ© prĂ©fĂ©rĂ©, Bass Bar, car il doit retourner au travail pour deux heures. Il rĂ©pare des intĂ©rieurs et a des horaires de travail plutĂ´t erratiques.
Au cafĂ©, je me connecte Ă internet pour la première fois depuis Trieste. Mateo m’a proposĂ© de dormir chez lui, mais je sens que j’ai besoin de temps seul, et je sais que si je le suis, je vais exploser car je sens qu’on va passer tout notre temps ensemble jusqu’Ă l’heure du coucher. Je rĂ©flĂ©chis à ce dilemme et comment faire pour le lui dire poliment, et lorsqu’il revient, je lui explique la situation. Il a visiblement l’air gĂŞnĂ© au dĂ©part, mais il comprend rapidement. Lui est extraverti et n’a jamais eu ce problème. Je me sens mal mais je me connais d’expĂ©rience et sais que je prends la bonne dĂ©cision. Il prend un cafĂ© et m’aide Ă trouver un hĂ´tel. Il fait beaucoup d’efforts pour me trouver une solution appelle des amis, des auberges de jeunesse, demande des numĂ©ros,… au final, l’option la moins chère est l’hĂ´tel le moins cher sur Booking. Il roule cigarette après cigarette en me parlant de son voyage Ă vĂ©lo et de sa vie Ă Pula. Il fait partie de la communautĂ© de Slackline, qui ont une salle Ă Rojc, et passe beaucoup de temps sur la corde. On reste Ă discuter dans le cafĂ© jusqu’au soir. Je comptais me doucher dès mon arrivĂ©e Ă Pula, car je me sens encore sale après avoir roulĂ© et campĂ© trois jours, mais je suis content qu’il m’ait approchĂ© et qu’il veuille me montrer la ville. Vers 20h, je pars Ă l’hĂ´tel, on va se revoir demain. Dans la chambre, je dois Ă©tendre ma tente et aĂ©rer mon sac de couchage, puis je remarque qu’un flacon d’huile s’est renversĂ© dans mon compartiment de nourriture. Tout est gras et il y a une flaque d’huile au fond de la sacoche. Deuxième accident dans ce sac, je vais devoir tout sortir et nettoyer et dĂ©graisser. Après une bonne douche, je sors manger et me couche sur un banc près de l’amphithéâtre pour digĂ©rer. J’aime tout ce qui m’arrive durant ce voyage jusqu’Ă prĂ©sent. Je fais ensuite un tour de l’arène, illuminĂ©e de tous les cĂ´tĂ©s, puis une ballade en ville. Il y a des liquor store un peu partout, seuls magasins ouverts Ă cette heure-ci, oĂą viennent se pourvoir les jeunes, qui se dĂ©placent ensuite tous vers le nord de la ville, vers une destination inconnue. Je finis devant le mur du château au sommet de la colline au centre de la vieille ville puis rentre me coucher.