95km, 6h38.
Novigrad, Poreč, Stari Grad, Rovinj,
J’ai rêvé que je campais seul en bord de mer (à un lieu différent qu’où je suis), sur une plage de sable, et que l’eau atteignait ma tente et mes affaires, de manière inattendue. J’essayais de sauver mes objets les plus précieux en les soulevant vite du sable, tout en me demandant comment c’était possible que les vagues atteignent mon campement alors que j’avais bien fait attention à ce que ce ne soit pas possible. Cette scène s’est répétée plusieurs fois. C’est peut-être une métaphore pour une chose que je crois naïvement avoir sous contrôle, mais qui ne cesse pourtant répétitivement de m’atteindre, m’embêter, me harceler, m’irriter.
Puis j’ai rêvé qu’on recevait la livraison d’un nombre ridicule de serviettes en papier multi-usage à la maison. Par la fenêtre, il y avait des blocs entiers d’emballage qui s’élevaient à dix ou vingt mètres de haut. Je me souviens que je pensais que c’était Stéphane qui devait s’en occuper mais qu’il était un peu réticent à le faire. Puis un Indien voulait jouer aux échecs avec moi.
Aux premiers rayons du soleil, je me suis réveillé et j’ai pris mon petit-déjeuner sur les rochers devant moi, tout au bout face à la mer, les vagues venant interminablement dans ma direction, infiniment, se projetant les unes après les autres et laissant la place à la suivante qui vient immanquablement. Une répétition qui dure depuis toujours et durera pour toujours. J’ai contemplé la simplicité de la tâche qui m’attendait aujourd’hui: rouler en suivant la côte. J’ai médité une minute, puis je me suis amusé à faire des vibrations profondes avec ma voix, par-dessus le bruit des vagues qui empêchait quiconque de m’entendre, et je sentais tout mon corps vibrer et c’était une sensation étrange.
La route était très jolie aujourd’hui. La côte d’Istria est pleine de petits villages de pêcheurs, leurs ports plus ou moins modernisés occupant le paysage marin, alors que la terre est une succession de forêts, de plaines et de zones agricoles où sont principalement cultivés des oliviers, des figuiers et des vignes. Les multiples campings souvent en travaux témoignent de l’activité balnéaire qui doit s’y dérouler. Je suis bien content de rouler hors-saison.
Drôle d’anecdote juste avant de m’arrêter a Poreč pour manger mon pique-nique: j’ai trouvé une carte nommée Istria Bike sur le sol d’un trail, et en la dépliant j’ai par réflexe commencé à chercher le point « Vous êtes ici »… J’ai aussi vu un panneau qui expliquait qu’il y a bien des dauphins dans la région, confirmant ma vision de hier !
Sur la côte, il y a un longue « péninsule inversée » (mot à chercher): la mer qui s’étend dans la terre sur presque dix kilomètres. Il a donc fallu la contourner, et c’était une région assez collineuse. Juste après Klośtar, il y avait quelques stands au bord de la route avec des producteurs locaux vendant leurs produits. Je m’en suis arrêté près d’un pour prendre une photo de la vue, et j’ai parlé avec la dame qui m’a proposé un schnapps que j’ai poliment refusé, mais j’ai été conquis par ses figues, dont j’ai acheté un grand paquet, qui sont naturellement enrobées d’une sorte de poudre sucrée délicieuse.
Quand j’ai dit que j’avais fait plus de mille kilomètres, elle n’en croyait pas ses oreilles et a voulu m’offrir un gros bout de saucisson. Après avoir décliné le cadeau, elle m’a donné, à la place, un de ces petits coussins rempli de lavande pour que « je dorme bien ». Elle était vraiment trop sympa. J’ai retenu son nom; Zdenka Starić. Il a ensuite fallu faite une longue montée près de la forêt, ce qui a pompé toute mon énergie et m’a mis dans cette sensation de légèreté d’esprit que l’on a lorsqu’on manque de sucre. J’ai donc goûté les fruits que je venais d’acheter. Punaise qu’est-ce qu’elles étaient bonnes ces figues ! Après, magnifique descente en pente légère sur du gravier à travers la forêt sur un large chemin ouvert. Absolument splendide. Le genre de chemin pour lequel on investit dans un mountain bike. Cette route finit ainsi à la mer et donne sur Stari Grad.
Je suis monté jusqu’à l’église évangélique St-Euphémie, j’ai juste eu le temps d’y entrer avant qu’ils ne ferment, et j’ai donc demandé à un responsable si je pouvais mettre la tente juste à côté dans l’herbe, ce qu’il a immédiatement refusé en me menaçant que si je le faisais, quelqu’un appellerait la police. Un peu en désaccord avec le message proclamé à l’intérieur de l’église qui souhaitait la bienvenue à tout le monde, pèlerin comme touriste comme promeneur. Rejeté, j’ai donc continué ma route alors qu’il commençait à faire tard. Je croyais avoir ensuite trouvé un endroit près de la mer au fond d’un cul-de-sac, mais des pêcheurs revenaient alors que je dépliais la tente, j’ai avisé la situation et en me fiant à mon instinct j’ai déguerpi.
J’ai ensuite vu un homme dans son jardin, qui m’a recommandé une zone près de la plage, en me disant qu’il était certain qu’il n’y avait aucun souci en cette saison, malgré tous les signes d’interdiction de camper. En allant vers la plage, j’ai vu un chien errant, qui avait l’air calme, puis j’ai croisé plusieurs cueilleurs qui m’ont déconseillé de monter la tente à cause de l’interdiction. Le soleil venait de se coucher et j’ai décidé de quand même élire mon domicile éphémère sur place. Je devais aussi cuisiner des pâtes, et vu qu’il faisait nuit au moment où j’ai commencé à les bouillir, j’étais vraiment dans un état de stress. Le feu du réchaud pouvait me faire repérer. J’avais peur qu’on ne me voie et qu’on appelle la police, et aussi qu’un chien m’attaque. J’ai entendu des histoires terrifiantes à propos des chiens en Croatie qui attaquent les cyclistes. J’avais une véritable peur viscérale. Je préparais en hâte mon repas, dans la nuit, puis j’ai mangé, accroupi, un peu caché derrière la tente, guettant tout autour de moi des mouvements. Je croyais voir des choses qui n’étaient pas là, mon cerveau me jouait des tours. Je m’attendais à chaque instant à voir surgir un chien. Je me demande s’ils aboient avant de s’approcher, s’ils s’annonceraient, si je les entendrais, s’ils seraient visibles dans la nuit. Mon corps et mon esprit en alerte, j’ai terminé mon plat, tout nettoyé et rangé, puis je me sentais légèrement mieux. Je prends le temps de profiter un peu de la vue.
Au loin, un phare clignote lentement, et une des sept petites îles a des lumières allumées. Dans le ciel, quelques nuages s’échappent près de l’horizon et je peux clairement discerner les deux Ours, Orion, Cassiopée et mille autres formations d’étoiles, des avions, des satellites glissants doucement, et au milieu, déposée délicatement comme la cerise sur un gâteau, la Lune en quart de croissant. Durant ce voyage, je ne me suis jamais senti aussi isolé qu’en ce moment.
Sous la tente, alors que j’écris dans mon journal, j’entends clairement quelque chose frotter la toile de ma tente. C’est comme un petit animal, mais en même temps je ne l’entends pas approcher ou repartir. Les bruits des vagues, j’ai l’impression qu’ils se transforment en bruits de voitures approchant. Je ne sais plus distinguer ce qui est vrai des tours que mon esprit me joue. Je n’ose même pas écouter de la musique pour ne plus entendre mon environnement, car alors je ne serais pas au courant d’une attaque. Effrayé, je tente alors de dormir.