Cul-de-sac en Géorgie

16 septembre 2022: Mahsa Amini, une jeune femme iranienne d’origine kurde est battue à mort par la « police de la morale » alors qu’elle est en détention pour avoir mal porté son hijab en public.

Le même jour, des manifestants prennent la rue pour dénoncer les actions de la police et exprimer leur mécontentement latent envers le régime islamique. Ce n’est pas la première fois que le peuple iranien descend dans la rue et que des affrontements avec la police éclatent. Vivant sous la coupe d’un régime islamique extrêmement strict depuis 1979, le pays est constamment à un événement de l’embrasement. Cette fois-ci, c’est la mort d’Amini qui fait descendre le peuple à la rue, d’abord à Saqqez dans le Kurdistan, suivi des autres villes de la région puis rapidement de toutes les principales villes du pays.

Répressions mortelles, suspension d’internet, détentions arbitraires: le gouvernement utilise rapidement les moyens forts pour contenir les manifestations pourtant d’abord non-violentes.

Les semaines qui suivent, difficile de faire le point sur ce qu’il se passe exactement dans le pays: la censure et l’isolement digitaux font leur effet, impossible de communiquer avec l’extérieur et donc pour nous de connaître l’état de la situation de manière claire.


Le déroulement de manifestations ne signifie pas automatiquement qu’un pays est impraticable pour un touriste: l’énorme majorité du pays continue de fonctionner normalement, et à moins de se trouver au milieu d’émeutes, qui sont localisées spontanément et sporadiquement dans les villes, on ne court pas un grand risque.

Déambulant toujours vers l’est en Turquie orientale, je suis attentivement le développement de la situation jour après jour, notamment à travers la communauté de cyclotouristes européens, dont certains membres sont alors en Iran ou viennent de quitter le pays. Je compte toujours passer par l’Iran mais ne veux pas me mettre en trop grande situation de danger avec imprudence; la témérité a ses sages limites.

Chaque jour qui passe, des nouvelles informations glanées au compte-goutte font sans cesse vaciller ma décision de passer par le pays ou pas. Un des arguments convaincants qui fait le plus pencher la balance est celui de l’immoralité de visiter un pays alors que ses citoyens se font abattre par balle par le gouvernement pour le simple fait de demander plus de libertés.

Ce n’est d’abord pas de ma propre sécurité dont je me soucie: à être un cycliste, en transit (qui pédale donc la plupart du temps par la campagne) et à plus forte raison Suisse, en évitant les bêtises évidentes, le risque qu’il m’arrive quelque chose n’est pas important. Mais j’entends de plus en plus de témoignages de touristes disparus, puis des récits à la première personne de cyclistes européens retenus par la police pour plusieurs jours, interrogés, emprisonnés, leurs affaires matérielles et digitales fouillées. Dans le groupe de cyclotouristes, des personnes sont portées disparues et leurs amis demandent désespérément si quelqu’un n’aurait pas de leurs nouvelles. Au milieu de tout cela, les gouvernements allemands, français, belges et leurs voisins recommandent de quitter le pays dans les plus brefs délais. Il semblait clair qu’une détention totalement arbitraire pouvait arriver à n’importe qui. Après plusieurs jours à débattre intérieurement sur cette prise de décision, je décidai finalement, non sans difficultés, que je ne passerai pas par l’Iran tant que la situation ne retrouvait pas un calme relatif. J’étais alors à Erzurum, à quelques jours-vélos de la frontière.

Il me fallait donc un autre plan pour la suite de mon voyage. J’ouvre la carte et décris le système devant lequel je me trouve comme un bon ingénieur. But: atteindre l’Inde à vélo par la terre. Contraintes: j’ai dit non à l’Iran; l’Azerbaïdjan a fermé ses frontières terrestres jusqu’à nouvel avis; contourner la mer caspienne par la Russie pose un autre dilemme moral en plus de la difficulté d’accès politique et topologique, et puis je serai ensuite de nouveau coincé, cette fois-ci en Asie centrale car la Chine n’a pas rouvert ses frontières et l’Afghanistan est dirigé par les Talibans; reste le Moyen-Orient, mais la Syrie et l’Irak sont un terrain tendu, et il faudrait donc revenir en Turquie, prendre le bateau pour Chypre, mais d’après les recherches et informations du groupe, Israël pas accessible par bateau en ce moment, il faudrait donc quand même prendre l’avion. Et même si j’arrive à traverser la Jordanie, l’Arabie Saoudite, pour me retrouver à Oman, je suis ensuite de nouveau coincé et devrais passer par l’Iran pour continuer.

Bref, dans ce méli-mélo géopolitique, je me retrouve dans une impasse. Pour plusieurs jours, je me sens paralysé à Erzurum. Je n’ai pas trop idée de comment rediriger mon voyage sans casser le sens premier du projet, qui est d’atteindre l’Inde entièrement à vélo. Pour me sortir d’Erzurum, je décide de monter en Géorgie, ce qui me permet d’aller juste un peu plus vers l’est. De plus, le pays faisait partie de mes plans initiaux, et je me dis qu’un changement de pays m’apportera un vent frais qui me stimulera sûrement et m’inspirera peut-être pour la suite.

Allons-y donc; je monte vers vers la Géorgie. D’abord rapidement pour atteindre le pays, puis avec une sorte d’engourdement. Je sens que la force qui battait le rythme de mon voyage s’est affaibli. J’avance, mais je me sens comme engourdi dans une boue invisible: j’aimerais atteindre Tbilisi à l’est du pays et j’ai donc encore de la route, mais ensuite ? Je ne suis pas à proprement parler démoralisé, mais comme perdu, égaré sans but, car mon objectif premier n’est temporairement plus atteignable. L’hiver approche; il commence à faire froid dans le Caucase. En plus du vent, je fais face à des pluies quasi quotidiennes qui s’accompagnent souvent d’orages. Pas la meilleure partie du monde pour se retrouver dans un cul-de-sac !

Par la confrontation avec l’élaboration d’un plan B lié à cet imprévu, mes réflexions ont fait remonter à la surface le sens premier de mon voyage, pour autant que je le connaissais auparavant: relier ma ville natale à l’Inde. Car à l’idée de prendre l’avion pour sauter l’Iran, je m’en retrouvais tout démoli, comme si après le voyage, je n’aurais pas le sentiment d’avoir accompli ce que je voulais: sans avoir fait le trajet complet à vélo, c’est comme si c’était raté.

L’idée est donc maintenant de rester en Géorgie jusqu’à la fin de l’hiver, ou à défaut, que la situation se stabilise en Iran, avant de continuer, pour ne pas perdre la logique de la continuité spatiale du voyage, même si la dimension temporelle s’en retrouve un peu chamboulée. Place à un hivernage impromptu dans le Caucase: on verra ce que ça donne !

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