0km.
Pëllumbas.
Matin à la table à manger dans le jardin, encore une belle journée ensoleillée. Le voisin vient s’occuper des vignes puis nous rejoint brièvement pour fumer une cigarette. Suzy me raconte son travail de bachelor en anthropologie culturelle et développement social, durant lequel elle a étudié les problèmes individuels psychologiques et d’image corporelle lié à la représentation des corps dans les publicités et les médias, chez les femmes spécifiquement, et tous les problèmes de confiance que cela créé chez ces personnes. Je la questionne à propos des solutions. D’après Sergei, qui nous amène à sa conclusion par un procédé socratique, passer par l’éducation ou la mise en place de moyens facilités pour l’accès à des psychothérapeutes ou autres professionnels n’est qu’une solution sparadrap, qui ne résout pas la racine du problème. Ces types de solutions, tous comme les chirurgies esthétiques qui sont la solution simple qu’ils essaient de remplacer, continuent d’être pervers car ils tournent encore autour d’un certain business, d’une industrie, d’une société malsaine qui ne fixe pas assez profondément son mal, et il pense que tous ces problèmes du monde dit civilisé proviennent du fait qu’on est déconnecté de notre corps et de notre environnement. Nos ancêtres et leurs sociétés n’avaient pas même le temps d’avoir ou de créer ces problèmes car ils utilisaient et devaient utiliser leur corps pour des questions de survie. Au fur et à mesure qu’une civilisation se développe, elle réduit en esclavage son environnement et certains de ses individus pour gagner en confort, jusqu’à avoir tellement de temps que des procédés toxiques en jaillissent, se mettent en place, et on se retrouve aujourd’hui avec par exemple, pour revenir au point de départ de la discussion, ces millions de personnes qui consomment des médias représentant des corps idéaux, ce qui affecte consciemment et inconsciemment leur propre image sur le long terme, abaisse leur confiance en soi jusqu’à ce qu’elle passent par des opérations chirurgicales pour correspondre aux attentes de la société, et ensuite se sentir déconnectées de leur nouveau corps transformé et étant toujours aussi mal. Tout un système et des dynamismes interconnectés qui n’existaient pas quand la grande partie de la journée devait être occupée à couper l’herbe à la faucille ou à récolter les cerises de l’arbre. Aujourd’hui, nos esclaves sont les ouvriers des pays en voie de développement, les animaux que l’on exploite, les rivières que l’on endigue, tous ces éléments que l’on a mis sous notre contrôle pour améliorer notre niveau de vie.
Dans ce contexte, je me rends compte qu’il est difficile d’écouter quiconque dans la société moderne se plaindre de quoi que ce soit, lorsque la plupart de nos problèmes sont créés, d’une manière très indirecte certes, de l’accumulation du confort omniprésent à presque tous les niveaux de nos vies. J’entends un moi futur qui se plaint d’une futilité, le pointe du doigt et révèle son hypocrisie: « Regarde tout ton confort, et sache qu’en vivant comme cela, tu prends la décision d’être déconnecté un peu plus à chaque fois de ton environnement et d’arriver à ta plainte d’aujourd’hui. Assume ton choix ou retourne utiliser ton corps pour le travail des champs ». Lorsqu’on a un problème, y réfléchir à deux fois si ce n’est pas la dette du coût qu’est le bénéfice du confort.
N’ayant jamais travaillé avec la terre personnellement, le parallèle que je fais avec mon expérience est celle de la différence, durant mon voyage, entre mes nuits à l’hôtel et celles campées. Durant ces dernières, en me retrouvant allongé dans mon sac de couchage après l’effort de toute la préparation qui vient avec le campement, j’ai toujours éprouvé une grande satisfaction, avec le sentiment que je n’avais rien besoin de plus, et cela me faisait plaisir d’être fatigué et de devoir m’endormir. Dans le confort de la chambre d’hôtel, je ressens du contentement mais sans cette part de mérite, et dans la facilité et l’ennui, sans avoir autre chose à faire, je peux plus aisément aller visiter mes démons et avoir le loisir de flirter et jouer avec eux, ce qui semble agréable mais n’est jamais un mobile durable ou dont je peux me satisfaire sur le long terme.
L’après-midi, lecture dans le hamac, j’écris un peu. Lorsque le soleil est bas sur l’horizon et qu’il tape moins, je décide de courir jusqu’à la rivière, en bas dans la vallée. Le chemin qui y descend est extrêmement escarpé et technique: le sentier zigzagant est composé de divers terrains tumultueux, du gravier, des roches lisses, de l’herbe, en succession. Je croise des villageois qui promènent leur bœuf, leur âne ou surveillent leur troupeau de moutons, et m’indiquant la direction de l’eau. Le chemin débouche à un moment sur une sorte de petite plaine plate d’herbe d’où le paysage sur les montagnes se dégage soudainement, puis pénètre dans une forêt qui borde la rivière, mais on n’est pas encore sorti de l’auberge car maintenant on serpente à travers les arbres, les arbustes me chatouillent les jambes et je me ramasse plein de toiles d’araignées dans le visage avant de finalement arriver tout en bas et de sauter dans l’eau frisquette. Après la baignade, je passe un long moment à créer une tour de pierre avant de reprendre la montée en courant, m’étonnant de la rapidité avec laquelle les araignées ont construit de nouvelles toiles sur le chemin, pour arriver hors d’haleine à la maison.
Ce soir, je décide de dormir à la belle étoile. Sergey m’a convaincu que rien n’allait m’attaquer ou monter sur moi durant la nuit si ce n’est une des tortues du jardin. J’ai donc placé mon matelas gonflable sur un tapis de sol, au fond du jardin près de ma tente, là où je pouvais apercevoir le dôme nocturne clairement, et je me suis placé dans mon sac de couchage sans rien d’autre que ma bouteille d’eau. C’était si simple, j’étais seul, sans toit, presque sans protection; j’étais véritablement avec l’environnement. Mon corps et mon esprit se sentaient naturellement bien d’être là, sous la couverture d’étoiles, près des arbres dont les formes se dessinaient faiblement dans la pénombre, à côté des autres plantes et de toute la végétation qui constituaient le jardin. Par-dessus les incessants aboiements de chiens dont on finit par s’habituer dans la campagne de ce pays, j’entendais une foultitude de bruits d’insectes différents, mais tous me laissaient tranquilles. Aucune araignée ne montait sur mon sac, aucun moustique ne tenta de me piquer le visage. Dans ce genre de situation agréable, je pousse d’habitude un long soupir de satisfaction et me concentre à calmer ma respiration et le mouvement de mon diaphragme. Là, je n’ai rien eu besoin de faire, remarquant que mon corps avait déjà pris un rythme de paix, il s’était naturellement apaisé et j’ai ressenti que ma respiration était parfaitement bien et synchronisée. J’étais déjà bien. Je continuais d’observer le ciel étoilé en me laissant endormir, et bientôt je commençais à partir dans l’autre monde. Je me souviens, plus avec plus de lucidité que n’importe quelle autre nuit, mon basculement dans l’inconscience; le passage entre l’éveil et le sommeil se fait d’habitude de manière sec tel que je ne m’en rappelle jamais. Mais ici, je me souviens que j’observais des étoiles particulières et aussi la silhouette des arbres, tout en sentant mon état de conscience se modifier et mon cerveau entrer dans un état hypnagogique, ce qui était fortement agréable. Il s’est passé deux ou trois moments lorsque je rouvrais les yeux et revoyais le décor, mais à chaque fois avec un état de conscience de plus en plus modifié et étrange par rapport à l’éveil. J’étais déjà à moitié dans le monde fantastique des rêves où tout est possible, halluciné totalement par le cerveau, tout en voyant encore le monde « réel ». Je me souviens m’être étonné que ce monde est le monde réel, avoir même questionné la chose, comme si je voyais que ce n’étais en fait pas le cas, et que la vie « réelle » est peut-être en fait l’hallucination, que le vrai monde serait un autre. Les formes que mes yeux percevaient semblaient pouvoir se métamorphoser, se diluer, fondre, se mélanger, et mes autres sens commençaient à se mélanger dans une synesthésie exquise puis je tombai finalement de sommeil.